Avec La Fracture, Catherine Corsini interroge les divisions individuelles comme sociales par le prisme du chaos hospitalier en période de manifestations de Gilets Jaunes. Un regard engagé qui divisera les spectateurs à leur tour, mais qui a le mérite d’aller au bout de son propos sans jamais sacrifier l’équilibre de son écriture et de sa mise en scène.


Comment aborder l’épineuse question des Gilets Jaunes, et plus largement de la division sociale qui se creuse de plus en plus en France, sans tomber dans la caricature de chaque « camp » ni rester à la surface du problème ? Catherine Corsini répond par une comédie dramatique d’une justesse remarquable, mêlant gravité et burlesque, évitant les pièges du mauvais goût ou du ressentiment, et créant un véritable dialogue (celui que les médias n’ont jamais réussi à mettre en place) qui n’en est pas pour autant didactique ou moralisateur. Pour ce faire, elle réunit un casting aux petits oignons. D’un côté, Marina Foïs (tout en sérieux et agacement) et Valeria Bruni-Tedeschi (tout en sarcasme et outrance), couple en crise de bourgeoises cinquantenaires totalement déconnectées de la réalité populaire, et a priori hostile aux Gilets Jaunes. Elles ont voté Macron, bien qu’elles ne semblent pas être de droite pour autant (vu qu’elles considèrent les Gilets Jaunes comme les principaux fautifs de la montée du Rassemblement National). La bourgeoisie socialiste ou centriste parisienne, qui vote pour voter tout en sachant très bien que le résultat ne changera rien à son confort de vie. De l’autre côté, Pio Marmaï, routier dont la colère (légitime) semble pourtant desservir la cause, en cédant à l’émotion impulsive au détriment du dialogue rationnel. Entre eux, et pour les réunir sous une cause commune, des infirmiers et médecins héroïques qui sacrifient leur temps libre pour sauver des vies – mais qui n’en demeurent pas moins engagés (dans l’intention) en faveur des manifestants. Le personnage d’Aïssatou Dialou Sagna est en ce sens central : elle est la véritable héroïne de l’histoire.


La Fracture est évidemment plurielle : c’est d’abord la fracture d’un couple, aux problèmes très bourgeois mais à l’amour sincère – et leur détresse affective légitime ; c’est ensuite la fracture d’un bras, tout bêtement, qui amène le couple à l’hôpital et le fait rencontrer tous ces manifestants blessés ; c’est bien sûr la fracture sociale, entre classes qui semblent imperméables et inaudibles les unes pour les autres. C’est enfin, très cinématographiquement, la fracture d’un espace : un hôpital qui est autant un lieu de paix et de guérison qu’une marmite bouillonnante prête à exploser, car livrée à elle même. Un espace clos et (en théorie) sécuritaire qui contraste avec l’extérieur, ce Paris à feu et à sang qu’on ne verra quasiment jamais (sinon depuis l’intérieur ou de derrière les grilles de l’hôpital). Un monde extérieur aux allures d’enfer d’où affluent les blessés, quels qu’ils soient et quelle que soit la gravité de leurs blessures. Un rhume, une petite chute, un arrêt cardiaque, un tabassage en règle par les flics, une jambe criblée de balles, une paranoïa passagère… Tout le monde est accueilli à bras ouverts et traité par les soignants avec le même dévouement. La hiérarchie des peines n’existe pas, car les « camps » ne doivent pas exister non plus : ni en termes de problèmes de santé (il n’y a pas ceux qui méritent plus que d’autres d’être pris en charge) ni en termes socio-politiques (que vous soyez flic ou Gilet Jaune, vous avez votre place et votre souffrance est légitime).


Là où La Fracture est très fort, c’est dans la tenue impressionnante de ses enchevêtrements d’intrigues, toutes traitées du début à la fin, malgré la montée en tension générale et le maelström ambiant qui auraient pu prendre le pas et abandonner certains arcs narratifs (voire certains personnages) en cours de route. Non, tout tient étonnamment ensemble, quitte à créer des décalages de registres assez déroutants mais qui, en fait, fonctionnent parfaitement. La crise de couple en plein hôpital de Marina Foïs et Valeria Bruni-Tedeschi, qui ouvre le film sur le registre comique, reviendra toujours en filigrane et, dans son croisement avec la gravité des blessures, les questions de fichage des patients Gilets Jaunes, les pétages de plombs et les imprévus flirtant parfois avec le morbide, transforme le comique en burlesque et l’horreur en tragique. On passe du rire (parfois gras) aux larmes d’une scène à l’autre, voire durant la même scène, tant les dialogues savent conserver leur sarcasme sans jamais sonner faux ou de mauvais goût vis-à-vis de ce qui se joue par ailleurs, absolument sérieux.


La Fracture est l’alliage inespéré de la comédie romantique et du drame social, porté par des acteurs impeccables qui subliment leurs personnages respectifs. Comment ne pas détester celui de Valeria Bruni-Tedeschi, et en même temps s’attacher à elle ? Comment ne pas se ranger du côté du pragmatisme et du discernement de celui de Marina Foïs, et en même temps attendre d’elle plus d’investissement émotionnel et d’empathie ? Comment ne pas se moquer de celui de Pio Marmaï, grande gueule parfois franchement « gamin », mais aux revendications tellement importantes et au cri tellement sincère ? Toute une galerie d’hommes et de femmes volontiers moqués voire ridiculisés, mis face à leurs contradictions, mais jamais – et là est toute la force de l’écriture –, jamais méprisés ni rendus illégitimes.


Si l’on regrettera quelques scènes un peu gratuites (une prise d’otage totalement hors de propos), un embellissement parfois trop romanesque du collectif hospitalier à l’union indéfectible (bien que leur héroïsme ne soit en aucun cas à remettre en question), un personnage de gentil flic peu subtil pour équilibrer la balance, ou encore une réflexion de fond qui atteint malgré tout ses limites, La Fracture est un grand moment de divertissement comme de remise en question. Un film devant lequel on prend un plaisir fou, grâce aux performances d’acteurs et actrices et au naturel des dialogues, mais devant lequel l’esprit critique reste toujours en éveil. Certains y verront peut-être une réappropriation abjecte d’un mouvement populaire par un cinéma français bourgeois – et ce point de vue se défend –, mais réjouissons-nous plutôt d’avoir un film aussi engagé sur un sujet aussi brûlant et actuel, qui tente justement de résorber toutes ces fractures quitte à en faire parfois un peu trop, en plus d’être maîtrisé de bout en bout d’un point de vue cinématographique.


[Article à retrouver sur Le Mag du ciné]

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le 27 oct. 2021

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Jules

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