La vache à mille temps

La promesse de La Ferme des Bertrand est simple : suivre, sur 50 ans, la vie et l’évolution d’une ferme en Haute-Savoie.

Toute la richesse du film se situe dans cette démarche.

3 temporalités, toutes ancrées dans leur époque, se répondent et s’enrichissent.

La première période est celle de 2022, celle de la relève, des machines et de l’automatisation.

La deuxième, celle de 1997, lors de la dernière année de travail à la ferme des 3 frères associés avant la retraite et alors que la passation est envisagée.

La troisième est celle de 1972, par les archives, où l’on voit ces mêmes frères s'afférer à briser des rochers.

In fine, en suivant l’évolution des personnes, des lieux, de la société, des outils ou encore de la langue, Gilles Perret, qui signe ici son 23ème long-métrage, met en évidence bien plus que la vie d’une ferme. Ce qui me frappe est justement ce qui ne bouge pas.

Une même exploitation. Et des mots qui se répètent. Des “enfin, c’est comme ça…”, sorte de fatalité qui finit en résignation des anciens jusqu’aux pleurs des femmes qui accompagnent les nouveaux dans leur mode de vie, il n’y a qu’un pas. Ainsi, il n’y a pas un plan, pas une phrase prononcée, pas un regard de vache qui ne fasse pas écho au reste du film.

Les comparaisons effectuées par le montage et par le spectateur lui-même le nourrissent énormément.

Suivre des corps qui changent, dans le cas des 3 frères, il s’agit de corps qui ont été usés par ces travaux physiques auxquels ils ont, par la force des choses, consacrés toute leur vie. Comme une seule et même vie. Associés, leur rythme leur impose une promiscuité et une absence de vie familiale. Dans le cas des enfants qui reprennent l’affaire, l’omniprésence des machines et l’automatisation des tâches. En donnant la parole aux paysans, Gilles Perret donne à entendre leur langue, celle de ceux qui travaillent la terre, les bêtes et qui respectent la nature. Une langue qui se transmet et des obsessions sans cesse réactualisées : la pénibilité, le respect de la Terre pour soi-même et pour les générations futures, l’attractivité du métier etc.

La Ferme des Bertrand transpire le vrai dans son rapport aux filmés. Ici, les mots et les gestes ont le temps et l’espace d’être prononcé et d’entrer en résonance, d’être entendu. Les spectateurs peuvent se laisser entraîner par le parcours d’une vie, de toutes ces vies. Derrière elles, la société. Une société de plus en plus urbaine, de plus en plus technologisée, où le numérique est nécessaire. Le monde qui se dessine derrière le paysage haut savoyard est bien plus grand.

Dès lors, je suis obligé de faire résonner ce monde avec ce que je vois et ceux que je vois.

Un monde où l’âge de la retraite recule, un monde où les agriculteurs se suicident, où l’industrie et le lobbying dévorent les petits exploitants.

Sachant tout cela, je ne peux regarder le dernier documentaire de Gilles Perret avec le même œil. J’ouvre le second et m’émeut d’une empathie qui déborde du cadre. J’aime à voir les hommes et les femmes qui se livrent, à découvrir un temps que les moins de 30 ans ne peuvent pas connaître. Si les documentaires me plaisent autant, c’est peut-être pour cela. Pour l’écho qui s’opère malgré moi. Un écho qui englobe tout à la fois le temps, l’espace et l’esprit.