Au début du siècle, Tome nait à la campagne dans la pauvreté la plus totale. Décidé à changer sa condition et à connaitre la fortune par tous les moyens, elle part pour la ville. Son destin suit celui de son pays dont elle subit les bouleversements de front : la guerre et la reconstruction via l’occupation américaine. Dans ce contexte, le jeune femme, prête à tout pour réussir, va vendre son corps et entrer dans le milieu de la prostitution.


En 1963, Shōhei Imamura révolutionne le cinéma japonais avec ce film sulfureux dressant le portrait sans concession d’une femme de son temps. Incarnée par Sachiko Hidari, récompensée par l’Ours d’argent à Berlin 1964 pour sa performance, le personnage est scruté à la loupe par cinéaste aux deux palmes d’or qui signe une fresque intimiste sur l’histoire et l’évolution de son pays.


Je ne parle pas assez d'Imamura alors qu'il s'agit probablement avec le recul d'un de mes cinéastes japonais préférés (voire cinéastes préférés tout court). Et si son "Anguille" (autre film prestigieux judicieusement primé) figure dans mes 100 et quelques films préférés (1), je n'ai jamais vraiment pris le temps de m'y attarder, ni même sur son oeuvre plus en détail, ce que je fais du coup à l'occasion d'une rétrospective en cours justement. Et cette Femme insecte, enfin visible dans nos contrées depuis quelques années est, pour le passionné du cinéaste, comme le cinéphile naturellement curieux, l'occasion d'entremêler l'histoire d'un pays avant et après la seconde Guerre Mondiale avec le destin d'une femme et de sa fille, soit la grande Histoire avec la petite (sans le H majuscule).


Si le film a acquis un statut culte au sein des cinéphiles, il est celui où le style ethnographique d'Imamura naît véritablement alors (son 5ème long-métrage au sein d'une carrière assez fournie -- D'ailleurs, Histoire du Japon d'après-guerre racontée par une hôtesse de bar --ce titre, bon sang, ce titre !--, ce serait bien qu'on puisse le voir un jour hein. Je dis ça, je dis rien) suite à 3 facteurs principaux. Certes, son précédent film, Cochons et cuirassés (qui lui fit écoper d'une interdiction de tourner de deux ans tellement c'était sulfureux) était déjà une étude corrosive du Japon d'après-guerre (et très drôle aussi qui plus est) mais avec celui-ci, le cinéaste se découvre un intérêt pour les gens de la campagne, les petites gens des coins perdus du Japon, intérêt qui ne le quittera désormais plus. Ensuite, il retrouve un ancien ami, Kenji Hasebe avec qui il entamera une collaboration d'une poignée de film où ce dernier sera toujours là pour signer le scénario (Désir meurtrier l'année d'après ainsi que Profonds désirs des dieux), lui faisant découvrir "l'essence même de l'être humain" (2).


Troisième facteur et pas des moindres, l'actrice Sachiko Hidari, actrice-clé du film qui porte celui-ci intégralement sur ses épaules. Imamura passe beaucoup de temps avec elle, la questionne beaucoup, même sur des points très intimes, et finalement s'inspire d'une grande partie de sa propre vie personnelle pour l'intégrer au film. Mais c'est la composition de l'actrice qui sidère le plus : en jouant une jeune femme née en 1918 et qu'on voit au travail pendant la seconde guerre mondiale peu après la vingtaine, puis qui évolue en même temps que le pays pour finalement devenir une prostituée puis tenancière de bordel au début des années 60 où le corps n'a pas besoin de prothèses mais plus de très légers maquillages, vêtements différents, postures et gestuelles différentes, état d'esprit différent... Tout est dans le jeu et l'état d'esprit pour porter là près de 40 ans de la vie d'une femme en près de 2h. De quoi emporter l'adhésion du spectateur devant un film pourtant assez brut, rêche et crû.


Imamura ne cache nullement le destin des filles qui remontent à la capitale et tombent là où il ne faut pas. Pas plus qu'il ne cache la main-mise de la tenancière sur ses filles ou du maquereau sur celle-ci. Si le cinéaste en profite pour poser un regard sociologique et psychologique d'une jeune "batarde" qui garde des rapports assez oedipiens avec son père (la fameuse scène culte où, se plaignant d'avoir les seins encore trop gonflés de lait après avoir eu sa fille, elle lui demande le plus naturellement du monde de venir les sucer pour la soulager. Le père s'en rappellera sur son lit de mort...Typique d'Imamura ça, mélanger le trivial et le sexe pour donner plus d'épaisseur (et même plus d'humour et d'humanité à ses personnages vers le tard) aux hommes et femmes. C'est d'ailleurs ce qui me plaît chez ce cinéaste qui n'hésite pas à nommer simplement un chat, un chat) puis plus tard son protecteur ("je peux t'appeler papa ?" ....tout un programme), il n'oublie pas d'apposer un regard aussi clinique sur le pays (images d'archives à l'appui) que sur la prostitution. Sans juger mais en démontrant toutes les combines de celle qui va s'élever dans la hiérarchie pour trahir la patronne et prendre sa place (en reprenant comme un caméléon --ou un phasme vu qu'on est dans la métaphore de l'insecte, animal-mécanique froid et qui ne s'en laisse pas conter-- tous les tics de celle-ci !)... avant plus tard d'être trahie elle-même par "ses filles" ! Le plus glaçant est probablement que l'histoire se répète, que l'héroïne pour survivre adopte les mêmes attitudes que celle qu'elle considérait comme sa mentor, tout comme elle répète les tropes de la famille et sa façon de penser (elle craint elle-même que sa fille "engendre un bâtard" en reprenant en voix-off une phrase qui était pourtant du discours tenu par sa mère et grand-mère !).


Imamura est d'ailleurs assez fin en évoquant la prostitution sans jamais en faire trop, ne se rapportant qu'à des faits (alors que bien plus tard il n'hésitera pas à filmer une femme-fontaine comme un gag décalé dans son De l'eau tiède sous un pont rouge !). On voit Tome qui s'occupe des finances, on la voit donner des conseils et embaucher de futures apprenties, punir celle qui lui a désobéï, et pourtant au fond, elle reste simple et par bien des aspects, attachante (la scène où une dernière fois donc elle donne le sein à son vieux père qui agonise sur son lit de mort comme les derniers sacrements ! Ou bien quand elle suit sa fille à la campagne et s'arrête dans la neige en plein chemin ou presque pour pisser et en profite pour souffler sur de la neige accumulée sur une branche comme le ferait une gamine).


Quand à la prostitution, on ne verra pas grand chose, voire quasiment rien. C'est dire comme le cinéaste s'en tient à son projet de film à mi-chemin entre la fiction et le documentaire, sans fioritures. C'est de toutes façons un sujet sur lequel il reviendra régulièrement de film en film, qu'elle soit occasionnelle voire en toile de fond lointaine (La balade de Narayama).


Le cinéaste a surtout la volonté de poser un regard tout autant véridique sur un certain état des choses, sans jamais les enjoliver. Ce qui permet au film de rester lui aussi dans le vérisme. Et c'est d'autant plus revendiqué qu'il n'y a d'ailleurs aucun bon sentiment, juste la dure condition d'une femme et sa rebellion face à une société assez patriarcale qui sacrifiera des générations de femmes (la guerre et le travail à celle-ci comme la prostitution liée à l'essor de la reconstruction --on pourrait parler des bases américaines et des filles qui nourrissaient l'espoir de partir avec un beau soldat américain et du progrès après-guerre). Imamura va même jusqu'à faire des arrêts sur image quand quelques traces de lyrisme semblent apparaître, puis voix-off, ellipse et on passe à autre chose. Une sorte de petit haïku de la pensée de Tome à l'instar de son journal intime qu'elle écrit brièvement adolescente. Une manière de scander le tragique tout en l'évacuant dans le même temps.


Au final, pas un film facile, ni même aimable (3) mais dans le fond fascinant par tout ce qu'il déploie en à peine 2h. Une fresque de l'intime d'une femme parmi tant d'autre qui se secoue comme elle peut comme la mouche dans la toile de l'araignée. Et Imamura d'admirablement filmer (cadrages souvent sublimes) le tout avec une maîtrise calme et secrètement éblouissante.


Etrange expérience donc qui, si elle est à voir au sein d'une sélection de films du réal, permet plus de déceler et apprécier justement son style et sa patte qui se développent tranquillement que le film en lui-même, instantané difficilement digérable au premier visionnage mais néanmoins intriguant, tout à la fois d'un pays, d'une actrice et de son cinéaste. Donc, un film à voir et avoir pour les fans du réalisateur dont je confesse faire évidemment partie.


======


(1) Voir ici
(2) Termes repris du livret du DVD signé Bastien Meiresonne.
(3) J'avais été mitigé lors de mon premier visionnage, ce n'est que maintenant avec le recul que je ne l'apprécie que mieux.

Nio_Lynes
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le 9 avr. 2022

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Nio_Lynes

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