Il n'y a pas que les trains qui déraillent

Après avoir mené à bien l'énorme production qu'était le musical Une étoile est née, déjà en Cinemascope Technicolor, Cukor se sent pousser des ailes et s'essaie pour la première fois de sa carrière au genre du film d'aventure romantique en terre étrangère. A nouveau sous contrat à la MGM le film lui échoit alors que le studio cherche à concurrencer le succès de la télévision dans les foyers américains et favorise le grand spectacle au détriment des "petites" comédies dont Cukor était, jusque-là, le spécialiste.

Indéniablement le réalisateur n'est pas à sa place dans ce récit à forte consonnance politique qui voit s'opposer la raisonnable armée britannique, les pacifistes indiens désorganisés et les sauvages communistes révolutionnaires. Des conflits traités grossièrement, à l'image de l'engagement politique de Cukor lui-même, qui ne se mouilla pas beaucoup durant cette sombre période qui vit de nombreuses personnalités d'Hollywood être blacklistées au titre de leur appartenance politique à gauche.

Le sujet du trouble identitaire, une constante chez Cukor, se retrouve à travers le dilemme d'appartenance nationale et ethnique du personnage de Victoria, qu'incarne Ava Gardner. Victoria, née d'un père anglais qui conduit des trains et d'une mère indienne, est donc une sang-mêlée qui balance entre culture britannique et culture indienne, sans se sentir acceptée ni d'un côté ni de l'autre. Heureusement la jeune femme est terriblement séduisante et au nom de leur amour plusieurs hommes forts lui proposent de l'épouser et d'ainsi intégrer légitimement l'une des communauté. Sans surprise elle se tournera finalement vers l'officier britannique plus âgé qu'elle, le Colonel Rodney Savage, qu'incarne Stewart Granger.

L'histoire d'amour est riche en rebondissement et Gardner donne tout ce qu'elle a, son interprétation ne manquant pas de panache. Mais ce personnage de victime qui passe sans cesse d'une paire de bras musclé à une autre manque autant de constance que d'âme. Victoria récite platement les mêmes questions et hésitations quant à son identité, ne s'affirme que lorsqu'un homme se montre trop radical dans son discours, pour finalement céder au plus européen du lot, sans qu'on comprenne vraiment ce qu'il incarne de mieux qu'un autre. Le colonel Rodney ne propose aucune solution politique ou humanitaire, il est juste l'ennemi des communistes et l'ami des indiens pacifistes. Faut-il simplement en déduire que ces bons vieux colons britanniques étaient les plus à mêmes d'épouser les femmes autant que de diriger le pays ?

Nous nous égarons peut-être. Quoi qu'il en soit la mise en scène de Cukor, si elle se prête naturellement à ces atermoiements romantiques, manque clairement d'idée et de puissance lorsqu'arrivent des séquences de foule ou de violence. Une scène de déraillement d'un train est sciemment "élipsée" (gros plan sur un rail qui explose + plan d'un wagon secoué > fondu vers un plan fixe du train démembré) tandis que la séquence finale, qui met en scène l'arrestation du terroriste communiste s'efforçant de faire sauter un second train, est dépourvue du moindre sentiment de suspense ou de tension. Les séquences de foule bénéficient des larges moyens dont disposait la production sur place en Inde, on a du monde à l'écran, mais de la même manière ces séquences manquent d'énergie. On retiendra plutôt un groupe de séquence qui illustrent les doutes intérieurs de Victoria, notamment celle qui la voit à bord d'une cabine de locomotive, abasourdie entre le feu du moteur d'un côté et la vapeur des cheminée de l'autre. Mais c'est peu, d'autant qu'on est trop souvent serinés par la voix off du Colonel qui raconte l'histoire en même temps qu'elle se déroule sous nos yeux. Sans doute un rajout postérieur du studio, inquiet de voir le film échouer à capter l'attention du public.

Cukor a fait appel pour la seconde fois à son duo de direction artistique George Hoyningen Hune et Gene Allen, lesquels fabriquent avec brio la belle image du film, aux couleurs finement réfléchies. Les décors naturels sont beaux, les intérieurs en studio construits avec respect par rapport aux intérieurs réels du pays, la palette de couleur sobre et adapté à ce qui reste un récit historique ancré dans le réel. La garde robe de Victoria est étonnante (sans doute un peu trop) et chaque costume raconte quelque chose de l'état d'esprit du personnage.

Nous passerons sur la question du "blackface", qui voit des acteurs blancs (ou parfois mats de peau mais pas assez) être grimés en indiens à grand renfort de maquillage. Il semble bien qu'aucun des rôles parlants du film n'ait été confié à un véritable acteur indien. C'était l'époque certes, mais au delà de toute considération morale cela reste un frein à la vraisemblance de la fiction et à l'implication émotionnelle du spectateur.

En bref un drame romantique hollywoodien ultra conventionnel qui ne mérite pas vraiment qu'on s'y attarde, à part pour y admirer l'abattage de la comédienne principale ainsi que la profusion de costumes dont elle affublée. On y appréciera aussi le travail de direction artistique, démontrant que Cukor sait aussi mettre en scène des décors naturels et créer une ambiance exotique sans clichés. Ce n'est malheureusement pas le cas de son intrigue et de ses personnages.

Naoo
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le 5 mars 2024

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