Je viens de voir deux films de Nanni Moretti, Journal intime et La Chambre du fils. Deux films très différents, n'occupant pas la même place dans la filmographie du grand cinéaste italien. Pourtant, ils me montrent à merveille à quel point Moretti est un cinéaste de la Circulation, et donc un grand cinéaste, un poète. Je suis bouleversé de voir avec quelle aisance ses films font circuler les affects, les sentiments, les paysages, avec de plus en plus de finesse et de maîtrise le temps passant, mais aussi plus de noirceur, de résignation. Ce n'est pas étonnant qu'on entende Fur Alina à plusieurs reprises dans son dernier film, Mia Madre - bien sûr, ce choix est un peu lourd, on l'a entendu dans bien d'autres œuvres, mais combien de cinéastes, aujourd'hui, savent utiliser la musique de cette façon ? La musique, chez Moretti, n'est pas qu'accompagnatrice du récit, elle circule à l'intérieur des films, mieux : elle les irrigue. Les images sont des veines et la musique comme leur sang. Brian Eno dans La Chambre du fils, c'est un cœur qui recommence à battre après la pause nécessaire du deuil ; Keith Jarrett sur les images de la Vespa sillonnant la plage d'Ostie, lieu de l'assassinat de Pasolini, dans Journal intime, c'est le trajet d'un cinéaste vers un autre cinéaste, aimé, pleuré sans doute, c'est une oeuvre qui en rejoint une autre, c'est une pensée qui rejoint l'Histoire d'un pays. La Vespa est l'objet préféré de Nanni Moretti : la Circulation est là, inscrite dans le quotidien, incarnant merveilleusement la dialectique d'un cinéaste amoureux de l'autoportrait - il s'agit toujours de trouver la juste distance entre soi et le monde, comment nous circulons à travers le monde, comment le monde circule à travers nous.


Dans Journal intime, toujours, Nanni Moretti se demande ce que serait un simple film sur des maisons. Je rêve de le voir un jour réaliser ce film, car il n'y a pas de meilleur angle au cinéma pour observer les choses circuler. Bien de grands cinéastes ont déjà réalisé leur film d'appartement, de Bergman à Pedro Costa, mais c'est étrange, Moretti jamais. Il y a toujours l'idée d'une fuite dans ses films. A un moment, il faut partir. L'unicité du lieu ne le contente jamais - pas plus que l'unicité du ton. Ses films sont autant des drames que des comédies, de situation, de dialogue, de geste ; des rêveries, des chroniques sociales, des tracts politiques... Circulation jusque dans les genres, jusque dans la manière de conduire un rythme : La Chambre du fils a peut-être véritablement lancé cet insupportable académisme de l'intime qu'on voit partout aujourd'hui, dans sa façon de joindre des petits éclats, bouts de scènes qui ne se développent jamais. Peu d'autres films n'ont depuis cependant atteint la radicalité de ce montage désynchronisé d'affects qui se bousculent et s'annulent, nous tenant devant la douleur comme face à un trou noir. C'est bien ce que le film montre : comment le deuil désunit les êtres qui s'aiment. La mort passe de l'un (l'enfant disparu) à l'autre (le père, la mère, la sœur, et puis bientôt, les patients). Ces derniers sont, à ce titre, des personnages sublimes. Dans le film, l'angoisse de l'existence n'est pas stricto senso formulée par les personnages qui vivent le drame, mais par des êtres extérieurs à ce récit, les patients que le père psychanalyste parvient de moins en moins à écouter, car la circulation entre leur histoire et la sienne a fini par presque confondre les intimités. Un jour, pourtant, un patient se lève du divan, lui serre la main et décide d'arrêter lui-même la thérapie et, avec une grande dignité, lui lance : "merci, vous m'avez guéri !" La circulation a bénéficié à l'un, mais quid du psy, resté dans son deuil ? C'est là que le cinéma de Moretti se montre irrigué par la pulsion de vie. Quand la circulation des affects est interrompue, il faut en trouver une autre, plus concrète : un soir, le psy prend la voiture, et se met à rouler, rouler dans la profondeur de la nuit, circulant même d'un pays à un autre...La Chambre du fils se termine de l'autre côté du tunnel de Fréjus, à la frontière française, avec une famille qui marche face aux vagues et qui peut-être se donnera une chance de vivre à nouveau. Pour semer la mort, il faut rouler, quitter le pays, se retrouver ailleurs. C'est sublime, c'est une haute idée de la puissance lyrique du cinéma. Dans le temps et l'espace, on peut tout reconstruire.


Le film de Moretti ressemble malgré lui au grand cinéma classique hollywoodien : seul sur la Terre, il s'agit de s'atteindre, de se comprendre, de s'aimer. C'est un cinéma humaniste, un cinéma, disons le puisqu'il le dit lui-même, de gauche, un cinéma qui, rassurons Nanni hurlant contre un navet italien au début de Journal intime ; n'a pas baissé les bras, n'est pas devenu cynique. Et qui imprime durablement ses images : dans Journal intime, Moretti courant après un bateau, voguant sur une mer qu'on ne voit pas, et qui semble glisser le long de la terre. Circulation toujours : l'eau et la terre se sont confondues ; et les îles de Sicile que Nanni et son ami intellectuel traversent sont comme les étapes d'un grand voyage intérieur et poétique, vers la plénitude, vers l'acceptation de ses vicissitudes, de ses aigreurs, de ses faiblesses aussi. Ou cette séquence magnifique, quand les enfants répondent chacun au téléphone sur l'île de Salina, où une règle tacite de l'enfant unique a circulé mystérieusement de parents en parents. Moretti est présent dans cette scène, circule lui-même entre ces corps et ces visages, pendus au téléphone. Sa déambulation nous interroge sur la place qu'on laisse aux poètes aujourd'hui, et que son cinéma a lui-même théorisée à outrance. Lui-même central au début, puis de plus en plus effacée, jusque dans Mia Madre où le personnage du frère se cache à l'écart des scènes, dans l'extrême coin du cadre, s'occupant de sa mère avec acharnement, mais sans y croire davantage. On est loin du verre d'eau face caméra qui clôt Journal intime : il y a là quelque chose qui nous dit que la vie ne reviendra pas.


Je me souviens avec émotion de ce numéro des Cahiers (quand les Cahiers se posaient encore la question de ce que pourrait être le Cinéma...) qui réunissait Moretti et Mia Madre, Chantal Akerman qui venait de se donner la mort, ainsi que la ressortie de Out 1, autre grand film de la Circulation, et du dernier Garrel, un nouvel opus réalisé en famille, le père derrière la caméra, le fils et la sœur devant...Un numéro "à la gloire des héros de l'intime", de ces cinéastes qui n'ont jamais triché, qui existaient en cinéma. "Le suicide d'Akerman, une défaite de l'art", j'ai les larmes aux yeux rien qu'en me rappelant cette phrase de Garrel. Et je me demande si Moretti, avec son visage si triste, ce sentiment d'inadéquation qui sourd dans Mia Madre, n'est pas quelque part rentré lui aussi en défaite. Peut-être que ça commence avec La Chambre du Fils, et son lamento rapide et terrible, le flux qui emporte les séquences, et s'achève dans Mia Madre, au milieu du regard hagard de Margherita Buy qui écoute les derniers mots de sa mère - a domani. Nous verrons bien où ira maintenant l'oeuvre du poète, mais nous pouvons dire qu'il nous manque déjà. Bien avant qu'il n'en prenne peut-être conscience lui-même, ce sentiment de perte terrible qui étreint son cinéma, et le Cinéma tel qu'il se porte aujourd'hui, a bien circulé jusqu'à nous.

B-Lyndon
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le 27 déc. 2018

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