Au début il y a un travelling en plongée sur la ville brumeuse où court un fleuve depuis une route en hauteur, et soudain un panoramique rapide permet un contre-champ sur une maison moderne en carton-pâte où l'on donne une soirée. Ce sont deux régimes d'images que Marcel L'Herbier tente de relier : le réel et la fable, une beauté naturelle et une autre bien plus sophistiquée, fabriquée, construite - mais deux beautés tout de même, que le cinéaste n'entend pas dissocier. Le modernisme des années 20 a été convoqué ; aux côtés de L'Herbier travaillent Fernand Léger et Cavalcanti aux décors, et Darius Milhaud à la musique (perdue, hélas). L'ambition est grandiose, la démesure habite chaque plan, qu'il s'agisse des scènes de foule (tout le public du théâtre des Champs-Elysées s'invectivant) ou des gros plans sur la comédienne principale aux chapeaux extravagants. Pourtant la fable est si tenue que rien ne semble déborder. Le plus beau est peut-être d'avoir fait du personnage principal une cantatrice alors que le film est muet : son charme est tenu secret, le cinéma restant impuissant à le saisir, alors qu'il est question, précisément, de toute-puissance.


C'est une histoire d'amour d'après le romantisme. Claire Lescot, la cantatrice, annonce à ses prétendants qu'elle va partir voyager seule à travers le monde, à moins que quelque chose, dit-elle, ne la retienne ici. Le mot "quelque chose" apparaît alors en surimpression sur la chaise vide du convive retardataire, l'ingénieur Einar Norsen, puis partout autour de son visage, comme une énigme qui lui serait adressée : comment transformer quelqu'un en quelque chose ? Le désir de Claire est furieux, dominateur, objectalisant. Ses domestiques portent tous le même masque - le pouvoir est une perversion.
Chacun son tour, les prétendants s'approchent de la femme (que le titre qualifie d'"inhumaine") et tentent de répondre à l'énigme, tandis qu'un homme jongle avec ses pieds sur un carrelage aux motifs géométriques noir et blanc : l'un lui propose les théâtres du monde entier, un deuxième veut la faire reine en Inde, un troisième l'imagine en prêtresse mongole. Autant de fantasmes que l'image aussitôt réalise (L'Herbier n'est pas avare en représentations - avec lui, tout semble possible), jouant avec les teintes de la pellicule de façon subtile et expressive. Mais Claire les rejette tous.
Einar s'avance (la pellicule se trouve alors teintée de vert) : lui n'a rien d'autre à offrir à Claire que son désir, et sa détresse face à l'insensibilité de celle-ci. Les rôles sont inversés : c'est la femme qui veut vivre sa vie comme elle l'entend (à l'aventure), et l'homme qui dit qu'il va mourir d'aimer. Einar Norsen est un ingénieur caractérisé au début du film par la vitesse de ses déplacements (il saute, il court, il conduit à toute allure, il bondit), épris de modernité, mais aussi d'une femme moderne qui a sa propre vitesse et n'entend pas se soumettre à celle des autres.
S'ensuit un montage alterné entre Claire chantant pour ses convives et Einar s'enfuyant sur les routes surplombant la Seine et finissant par s'y précipiter. A l'orgasme de l'une s'oppose la mort de l'autre : voilà ce qu'est un rapport sexuel (un rapport sexuel ayant eu lieu à l'insu de ses protagonistes, à distance, par la technique du montage : un rapport sexuel moderne).


Une paysanne garant sa charrette tirée par un âne devant la demeure fantasque de Claire vient prévenir celle-ci du désastre, et c'est seulement alors que la cantatrice commence à éprouver un intérêt pour l'ingénieur. C'est seulement mort qu'elle peut l'aimer.
Le mot qu'Einar lui a laissé est ambigu : il lui annonce qu'il va se "jeter dans l'Autre", sous-entendant "l'Autre monde", mais c'est intéressant que "monde" reste sous-entendu, parce qu'alors on peut entendre autre chose : se jeter dans l'Autre, c'est aussi précipiter la rencontre.
Plus tard, lorsqu'on retrouvera le corps d'Einar dans la Seine, un homme demandera à Claire de venir le reconnaître : "pour reconnaître légalement un corps il faut deux témoins, acceptez d'être l'autre", lui dit-il. Et Claire acceptera, enfin, d'être l'autre de quelqu'un. (Mais elle ne l'accepte que parce que ce quelqu'un est mort - ainsi est fait le désir.)
Le film de L'Herbier prend une tournure satirique. "Des femmes comme ça, on devrait les enfermer", dit-on chez les bourgeois où l'on ne sait jamais si la femme est l'épouse ou la mère, tandis que le charcutier, lisant l'événement dans la presse, parle de Claire Lescot comme d'une "femme sans entrailles" à côté de ses boudins. La satire naît de la capacité de la bêtise à se transmettre à tous les niveaux de la société, prenant de multiples formes mais disant toujours la même chose.


En vérité, Einar ne s'est pas donné la mort - il a orchestré sa disparition pour que Claire accepte enfin de venir chez lui. La cantatrice s'aperçoit de la supercherie et se désintéresse aussitôt de l'ingénieur : s'il est vivant, elle ne l'aime plus. Une femme puissante ne peut aimer qu'un cadavre.
Mais Einar insiste pour montrer quelque chose à Claire : une machine avec de gros tubes, c'est-à-dire un corps ni vivant ni mort, mais un corps qui fonctionne, un corps qui peut. Cette machine promet à Claire de transmettre sa voix partout dans le monde en même temps, sans qu'il lui soit utile de se déplacer, et de lui renvoyer également l'image de ceux qui l'écoutent. La cantatrice est séduite : l'ingénieur a mis au point le piège parfait pour la proie qu'il convoite, saisissant bien le sophistication de son désir, son besoin d'exister partout mais aussi de voir l'effet qu'elle produit sur les autres. Le désir produit des machines, nous montre ainsi Marcel L'Herbier, devançant Deleuze et Guattari de quelques années.
S'ensuivent des images assez drôles de gens de tous pays écoutant la voix de Claire dans des situations cocasses : au champ, dans la rue, chez un peintre et son modèle nu, dans une voiture filant à toute allure. Claire est éblouie, ravie, elle en "oublie le temps".
Mais l'amour d'Einar ne se satisfait pas seulement de répondre au désir de Claire, il lui faut aussi réaliser le sien propre. Il y a, en effet, une deuxième machine, une machine à ressusciter, que l'ingénieur n'a encore pu tester sur personne. Par chance, Claire va lui offrir cette possibilité, puisqu'un prétendant jaloux, glissant un serpent venimeux dans un bouquet de fleurs, va tuer la cantatrice. Einar, dépeint d'abord comme très sentimental, est en vérité exactement comme Claire : il ne peut aimer qu'une morte. L'amour, nous dit L'Inhumaine, est une double mise à mort. Mais il existe.

Multipla_Zürn
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le 26 févr. 2020

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