On pourrait oublier la scène d’ouverture (mais tout le film est une lutte contre l’oubli), parce qu’elle n’est pas représentative de ce que montre la suite. Pourtant, elle me paraît infiniment significative de ce que veut faire passer Rithy Panh. Maquillée (avec goût, sans outrance), vêtue d’une magnifique robe aux couleurs chatoyantes, une jeune fille anonyme au visage épanoui danse tranquillement. Elle se sait observée et filmée mais reste parfaitement concentrée sur ses mouvements (qui respirent l’harmonie), sans véritable sourire. D’où vient cette scène ? Elle a probablement été filmée lors d’une fête et elle rappelle au cinéaste l’ambiance qui lui plaisait lors de son enfance. Rithy Panh évoque plusieurs fois son goût pour la musique (son frère disparu était musicien) et il sait que cette scène pourrait lui être reprochée si elle dégageait autre chose que le souvenir de quelque chose de beau et de typiquement cambodgien. Il y affirme son goût esthétique, sa recherche de la paix intérieure et son besoin de garder une trace de ce qui l’a marqué.


Finalement, tout le film est à l’image de cette scène d’ouverture. Pourtant, en cherchant à témoigner de ce qu’il a vécu pendant le régime soutenu par les Khmers rouges de Pol Pot, le cinéaste est confronté à l’absence des images d’archives qui lui permettraient de montrer tout ce qu’il souhaite. Des images, il y en a quelques-unes, de qualité plus que médiocre (il a semble-t-il exploré des bobines très souvent dans un état déplorable), mais trop peu, d’où le titre du film. Ce que Rithy Panh a finalement imaginé, c’est de construire son film avec les quelques images à sa disposition et de montrer le reste avec des figurines confectionnées en terre puis peintes. Sans parler d’animation, les scènes en question ne sont pas fixes non plus, car elles sont montrées avec des mouvements de caméra (lents) qui leur font en quelque sorte prendre vie pendant qu’une voix off les commente. Le rendu est surprenant. Le réalisateur est visiblement un esthète. Même si les scènes reconstituées sont dramatiques, en présentant des figurines figées il obtient l’effet de distanciation qui permet au spectateur de bien s’imprégner de tous ces terribles événements, sans reconstituer de violence à l’écran. Au contraire, avec les couleurs et ses mouvements de caméras, il donne de la douceur en restituant la tendresse qu’il voue aux personnes ainsi représentées (nombreux membres de sa famille).


Le film présente donc l’itinéraire de Rithy Panh à partir des événements de 1975 qui ont vu la ville de Phnom Penh investie par les Khmers rouges, faisant de cette ville auparavant prospère et pleine de vie, une désolation vidée de ses habitants. Il y a ensuite l’horreur du sort subi par de nombreux cambodgiens dont Rithy Panh et sa famille. Le travail forcé, la famine, la peur, l’isolement et la déshumanisation. Tout cela transpire à l’écran et le spectateur est subjugué par la force des images. Rithy Panh lutte contre l’oubli et c’est réussi. D’autre part, il a eu le temps de la réflexion, puisque depuis son arrivée en France il a fait des études de cinéma et réalisé une dizaine de films. Il ne crie pas vengeance, il recommande seulement de faire attention car le régime Khmer n’est qu’un exemple de totalitarisme, avec sa litanie de dérives.


Dans la forme artistique, Rithy Panh atteint donc ici quelque chose de remarquable. Il faut quand même savoir que si le film peut être considéré comme un documentaire, il ne présente qu’un seul point de vue (le film est une adaptation du récit L’élimination dont Rithy Panh et Christophe Bataille sont coauteurs). Il s’agit donc uniquement d’un témoignage personnel. D’ailleurs, s’il reconnaît que la société qui a disparue de Phnom Penh n’était pas parfaite, le cinéaste reste bien vague sur ses défauts. D’autre part, il n’accorde que quelques phrases (sur un film d’1h35) pour expliquer comment le Cambodge a pu tomber sous le joug d’une terrible dictature. Il évoque le mécontentement paysan, allant jusqu’à sous-entendre que c’est cette couche de la population qui a permis la montée du régime Khmer pour en subir ensuite les conséquences. Par contre il insiste sur la propagande, maniant l’ironie pour illustrer le discours du régime affirmant la « glorieuse » réussite de son action.


Globalement, Rithy Panh considère que l’éducation, l’accès à la connaissance (notamment par l’écrit) et les valeurs familiales sont les moyens de lutter contre l’obscurantisme. Il accorde de l’importance aux qualités individuelles de chacun, sans pour autant (me semble-t-il) tomber dans l’anticommunisme primaire. Il évoque même la figure de Pol Pot, personnage étonnant qui, tout en assumant son rôle de leader, conserve une attitude publique modeste. On peut imaginer que si tant de personnes l’ont suivi, c’est que lui-même était parfaitement convaincu par l’utopie qu’il véhiculait.

Electron
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le 24 sept. 2016

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