Adolescente, l’une de mes plus grandes frustrations était de ne retrouver nulle part une représentation juste de ce que je traversais à l’époque, quand bien même j’étais encore incapable de définir clairement les sentiments qui me parcouraient alors. Des sensations de vide intenses au désespoir confus, des colères contenues aux inquiétudes latentes… L’âge de l’adolescence est souvent ressenti comme celui de la lucidité, comme le dit si bien Apolline, celui qui permet d’ouvrir grand les yeux sur l’intolérable pourtant toléré par les adultes, ou, au moins, celui qui permet de se questionner avec un œil neutre sur la marche du monde.

Il est alors commun que ces sentiments troubles s’expriment par une violence assez caractéristique, et notamment au travers de recherches de sensations corporelles fortes : se frapper, se mutiler, se risquer au-dessus du vide… C’est ce qu'évoque L’heure de la sortie, film centré entre autres sur une bande d’adolescents se pliant à des rituels et des jeux collectifs à risques pour, semble-t-il, transcender leur dégoût du monde. Dans ce groupe de six jeunes, pas vraiment de leader, et il n’est pas question non plus de parler des rapports de domination et d’influence souvent traités chez les bandes d’ados. Tous sont d’accord pour se violenter (enfin, à peu près, puisqu’on se doute que le garçon malade le jour du séjour final ne l’est dans le fond pas vraiment). Au-delà de s’adonner à des jeux choquants, ces jeunes se filment et montent de mystérieux courts-métrages, mêlant leurs images et quelques rares discours politiques aux images insoutenables, révoltantes ou apocalyptiques du monde d’aujourd’hui : broyage de porcs vivants, suicides des bureaux de Wall Street, guerres, tsunamis, mers de déchets plastiques…

Là où la réalisatrice est maline, c’est qu’elle nous permet d’observer cette adolescence au travers de jeunes au (très) (très) (très) haut potentiel intellectuel, donc s’éloignant un poil de la représentation commune de la jeunesse du point de vue des adultes, immature, ignorante, impulsive. C’est d’ailleurs ce qui différencie Victor et ses camarades des autres élèves : quand les seconds cèdent à leurs émotions premières en frappant et insultant, eux répliquent avec des traits d’esprit ou organisent leur résistance grâce à leur intellect. Les préoccupations de ces jeunes HPI vont au-delà de celles qui sont fréquemment présentées comme typiques des ados (l’acceptation dans le groupe, l’image du corps, l’entrée dans la sexualité…) Ceux-là sont au contraire habités à l’extrême par des considérations politiques poussées et désespérantes.

Aussi, doter ces personnages d’une intelligence supérieure permet d’inverser ce qui aurait pu être un rapport de force gagné d’avance par leur enseignant, incarné par Laurent Lafitte, et donc d’éviter un dénouement moral banal : ces jeunes ne se rendent pas compte de ce qu’ils font, ces jeunes ont besoin d’être protégés par un professeur, et ces jeunes comprendront plus tard que les adultes avaient raison.

Ce qui est génial, c’est qu’au contraire, tout se nuance délicieusement. Oui, ces têtes d’ampoule sont agaçantes, arrogantes, parfois naïves, et l’on ressent avec justesse la colère de leur professeur face à leur résistance à coopérer avec le corps enseignant. Leurs visages neutres, amimiques, sont aussi irritants qu’ils sont inquiétants : Ont-ils perdu la capacité à ressentir ? Sont-ils possédés ? Préparent-ils quelque chose de dangereux ? La sensation de menace grandit au fil du temps par d’habiles procédés scénaristiques (les appels téléphoniques répétés, les insomnies de Lafitte, les cauchemars, les sous-entendus) et au fil des découvertes sordides que fait leur prof en les épiant, se heurtant toujours pourtant à leur silence ou à leur rejet.

Mais il faut aussi convenir qu’une part de nous, au-delà de l’irritation et de l’inquiétude qu’ils génèrent, adhère à la rhétorique et aux revendications de ces ados. On leur accorde facilement raison lors de leurs conflits avec leurs professeurs, souvent hors sol face à leurs problématiques et bien plus idiots qu’eux. Laurent Lafitte ne prépare pas bien ses cours, ne connaît pas les procédures, veut se mêler des histoires de harcèlement alors qu’il risque de les aggraver en se faisant. Quand bien même Apolline évoque soit une figure fantomatique de film d’horreur soit une madame je-sais-tout insupportable, elle a une longueur d’avance sur tout le monde autour d’elle et surtout des adultes. Il est intéressant aussi de noter que les parents de ces-dits adolescents ne sont jamais montrés à l’écran. Sont-ils livrés seuls avec eux-mêmes dans ce monde si difficile à affronter ? On les imagine facilement fils et filles de bourgeois bien trop occupés, et destinés à grandir sans figure parentale protectrice.

Et lorsque l’on visionne leurs vidéos, on ne peut qu’adhérer à leur vision du monde haineuse et résignée : oui, le monde est injuste, oui, le monde est violent, oui, le monde est révoltant. Il mériterait peut-être simplement soit qu’on l’arrête, soit qu’on le quitte.

L’évolution lente de la relation et du rapport de force prof/élève est brillamment écrite. D’un Laurent Laffite confiant et un poil effronté, notamment lorsqu’il décrit à son meilleur ami le collège dans lequel il vient d’arriver, on passe à un Laurent Lafitte gagné par diverses angoisses : celle que les jeunes se mettent en danger, et qui le pousse à les épier jusqu’à intervenir pour les protéger ; celle que les jeunes s’en prennent directement à lui, notamment lors de cauchemars où ils s’introduisent dans sa maison ; mais aussi celle, plus latente, plus sournoise, grouillante et rampante, d’un monde qui se délite et court bel et bien à sa perte, comme le défendent ses élèves. Ce plan magnifique d’un lac paisible derrière lequel se dresse une centrale nucléaire incarne toute la substance du film : sous la tranquillité du train-train de tous les jours, une menace guette. En 2022, à l’heure où le concept « d’éco-anxiété » gagne en visibilité, qui n’a pas ressenti ce décalage entre ses banales préoccupations quotidiennes et la question bien plus vitale, bien plus écrasante des bouleversements climatiques ? Comment ne pas se laisser gagner alors par la peur de lendemains apocalyptiques ?

Dans L’heure de la sortie, l’angoisse liée au dérèglement climatique et globalement à toutes les menaces du siècle gagne peu à peu la maison et le corps de ce professeur de français qui, de beau, propre, séducteur, devient transpirant, fatigué, colonisé par des insectes grouillants. Des bruits de disjonctements se superposent aux dialogues, comme si les cerveaux se dérèglaient sous l’effet de mystérieuses ondes. La bande son parfait cette ambiance troublante par des sonorités électroniques criardes, installant une ambiance industrialo-futuriste inquiétante.

Les scènes de fin sont celles qui permettent le mieux de saisir la pensée du réalisateur. Un premier dénouement aux relents de paternalisme semble d’abord honteusement contredire toute la thèse initiale et faire taire définitivement la colère adolescente : Laurent Lafitte sauve ses ersatz d’enfants de leur perte et leur permet de s’intégrer un peu à l’âge adulte auquel ils résistaient ardemment, au point qu’on les retrouve à se baigner candidement dans le dit lac, comme lui le fait habituellement. On imagine que les gosses ont suivi quelques séances de psy afin de rejoindre les rangs du commun des mortels et de reléguer au second plan leurs questionnements existentiels, comme tout le monde.

Finalement, coup de théâtre : la menace tant redoutée éclate bel et bien sous les yeux hébétés et alarmés de la petite bande, à qui le réalisateur rend enfin les mimiques juvéniles qui confèrent à leur âge. Ces visages qui se tournent les premiers vers la catastrophe, alors que tout le monde autour continue sa vie, ces corps debout affrontant de pleine face l’horreur de la réalité, font largement écho à la phrase clamée par Apolline : « nous sommes six enfants, peut-être un peu trop lucides ». Oui, contrairement à ceux qui préféraient rester aveugles, ces enfants avaient le courage de constater le réel sans hypocrisie, et ils avaient raison.

Laurent Lafitte ne peut que les rejoindre dans leur contemplation horrifiée, signant définitivement l’idée que ces angoisses de fin du monde sont en réalité universelles, et devraient révolter même ceux qui se sont habitués à l’atroce de ce monde : les adultes.

On en vient même à se demander s’il a eu raison de sauver ceux qui, avec clairvoyance, voulaient éviter de subir le délitement du monde en choisissant leur propre fin, dans leur havre, fidèles à leurs tristes mais réalistes convictions. Ce dénouement est si cruel pour ce groupe de jeunes, forcés à faire face aux conséquences d’un système dont ils ne sont pas responsables.

Un film d’un pessimisme intelligent.

Maadge
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le 20 oct. 2022

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