Cet évènement dramatique, ce coup du sort, ce douloureux et long chemin de croix que tant d'autres se sont appliquées à taire ou nier, Annie Ernaux avait eu le courage d'en faire un livre. Audrey Diwan en a tiré un film.
J'en suis sorti pantelant, remué jusqu'aux entrailles. Et tout cinéphile doté d'un minimum de sensibilité le recevra de la même façon.


Le drame vécu par la jeune étudiante en Lettres qu'était alors Annie Ernaux est intervenu en 1963, donc bien avant que ne soient rendues accessibles et légalisées la pilule contraceptive et l'IVG.
Le livre qui raconte ce terrible épisode est publié en 2000 chez Gallimard, soit 37 ans plus tard.
Il s'écoule encore 21 ans entre la sortie du bouquin et celle du film.
Il a donc fallu 58 ans de mise à distance pour que la représentation filmée de ce martyre obtienne le Lion d'Or à Venise.
58 ans pour que ce grain de sable inopportun dans la vie d'Ann(i)e, ce grain de vie, ce grain de mort, cet Évènement si lentement transformé en perle noire, ne soit finalement reconnu, non pas comme un acte innommable, répréhensible, passible de prison, mais comme une décision intime et personnelle, un geste de liberté... puis finalement une oeuvre d'art acclamée internationalement.


Le film nous amène, soixante ans en arrière, dans les problèmes des jeunes filles de ce temps. Anne, 20 ans, démarre des études de Lettres à Angoulême. Est-elle en ce qu'on appelait, je crois, "propédeutique" ? Quoi qu'il en soit, c'est une étudiante plutôt brillante, sauf qu'elle est un peu fièvreuse, ses règles ont trois semaines de retard. Son généraliste lui confirme la catastrophe (à l'époque , c'en était une) : elle est enceinte. Désolé, mais il ne peut rien pour elle : il encourrait lui-même la prison. Elle ne peut pas en parler à ses parents, ça les ravagerait. Elle voit un autre médecin qui, lui, fait pire que se défiler, il la trompe profitant de son ignorance. Les semaines s'écoulent, l'angoisse grandit. Elle cherche de l'aide et n'en trouve pas. Son amant, lui-même étudiant en Sciences Po à Bordeaux, ne lui est d'aucun secours, n'a aucune solution à lui proposer. Et dans le microcosme de la Cité Universitaire où elle vit, ses ami(e)s les plus proches ne veulent rien savoir, pour ne pas être accusés de complicité. Six, puis neuf, puis dix semaines passent. Ses interrogations obsédantes, sa peur, son extrême détresse, elle les garde pour elle, bien forcée. Mais elle n'est plus à ce qu'elle fait, aux cours qu'elle suit, et les copies qu'elle rend s'en ressentent. Le prof s'en étonne, s'en irrite : elle promettait tant.
Cette vie qui grandit dans son ventre, elle n'en veut pas (elle veut faire des études, s'en sortir, pas question de devenir une mère au foyer) ; elle tente d'y mettre un terme toute seule, au moyen de la fameuse aiguille à tricoter. Elle ne réussit qu'à s'égratigner les muqueuses. Son généraliste le lui confirme : le foetus tient bon, elle doit se résigner. Pas question, il faut qu'elle "le fasse passer". Mais comment ?
Enfin, un ami étudiant la met en relation avec une journaliste qui a eu les mêmes ennuis qu'elle. Celle-ci lui fournit l'adresse à Paris d'une "infirmière au noir" qui, moyennant finances, l'aidera à avorter. Elle vend tous ses objets personnels, ses livres, ses petits bijoux, etc. Pourquoi ? Faire un voyage, dit-elle. La voilà à Paris. La faiseuse d'anges lui ouvre la porte de son appartement. C'est là qu'elle officie.
La dernière demi-heure est la plus éprouvante. Les "péripéties" se précipitent.
Comme dit plus haut, on en sort pantelant.


Le film est sobre, parfaitement cadré et photographié (avec, la plupart du temps, un gros plan très net et le reste flouté). Pour ce qui est des comédiens, Annamaria Vartolomei, dans le rôle d'Anne, a une présence énorme et bien du mérite, car certaines scènes ne sont pas faciles pour elle (c'est un euphémisme). Anna Mouglalis, dans le rôle de l'avorteuse, est très bien aussi, très bien castée et... quelle voix !
Les deux proches copines d'Anne, ainsi que celle qui, à la Cité Universitaire, intervient en bout de course, sont bien typées et crédibles ; la mère d'Anne (Sandrine Bonnaire) et son prof de Lettres (Pio Marmai) : sobres, justes, tout dans les expressions de visage et le regard.
Un mot sur la bande son. Elle se réduit à peu de choses pendant le film : une note soutenue, allant vers l'aigu, vrillant les nerfs et qui tombe soudain, comme un robinet goutte. Par contre, dans le générique final, la musique se lâche et... c'est superbe. J'ai noté le nom des compositeurs : Evgueni et Sacha Gasperine. Ils ont du talent.
Je résume. Film coup de poing et excellente retranscription cinématographique du message jusqu'au-boutiste d'Annie Ernaux : "J'ai 20 ans, j'aime la vie, mais je préfère la mort à un enfantement malencontreux et l'abandon de mes études".


Je conclus sur un bout de dialogue de la journaliste soulignant à Anne que la femme dont elle lui file l'adresse "travaille" proprement (avec des instruments qu'elle a fait bouillir), ce qui lui a évité d'atterrir à l'hôpital où "tu tombes sous la coupe de l'urgentiste. S'il est compréhensif, il inscrit : Fausse couche sur ton dossier ; s'il l'est pas : Avortement et, au sortir de l'hosto, tu pars en prison". Car, en plus du risque de mort, une interruption volontaire de grossesse valait, avant la loi Veil, la prison à toutes celles qui en étaient convaincues.
C'est du passé. Les témoignages écrits font parfois avancer les choses. Ceux filmés aussi.

Fleming
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le 29 nov. 2021

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Fleming

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