Lorsque frappe le destin, le « mektoub », dans le film de Gaël Lépingle, c’est sous la forme d’un accident nucléaire dont la gravité se voit d’abord dissimulée à la population par les responsables locaux et politiques. Également au scénario, où il est secondé par Pierre Chosson et Agnès Feuvre, le réalisateur resserre l’action sur un petit groupe de jeunes gens qui, pris au dépourvu, s’improvisent un refuge dans une ferme précipitamment abandonnée par ses occupants.


Face à ce quintet de jeunes anti-héros - car plus terrorisés par le caractère invisible, indécelable, de la menace radioactive, que véritablement combatifs, puisque l’ennemi n’est pas circonscrit -, on craint d’abord un traitement à l’américaine, exacerbant les conflits et les tensions au sein du groupe, voire basculant dans l’horreur ou le fantastique. Gaël Lépingle, grand spécialiste et défenseur du cinéaste Guy Gilles (1938-96), a l’élégance d’éviter ces tartes à la crème. Son approche sera réaliste : comment réagirait, effectivement, un groupe de jeunes gens placés dans une telle situation, isolés du monde à cause d’une panne de voiture ou parce qu’ils n’ont pas entendu les alertes assez tôt, et désormais incapables de quitter la zone de forte contamination ?


On est surpris et agréablement bousculés en retrouvant, au centre de ce film cerné d’angoisse et d’une menace de mort qui n’a rien de sensationnel, le comédien magnétique qui irradiait littéralement dans la solaire, sensuelle et jouissive réalisation d’Abdellatif Kechiche, « Mektoub, My Love : Canto uno » (2018). Shaïn Boumedine incarne ici Victor, jeune homme sérieux et responsable, déjà au bord d’être père, puisque sa compagne, Charlotte (Alexia Chardard) porte leur enfant. C’est le hasard qui le sépare, en la circonstance, de Charlotte, et le remet en présence d’anciens copains de son âge, mais restés plus proches du versant adolescent.


Par l’intelligence du filmage, avec Simon Beaufils à l’image, Gaël Lépingle excelle à rendre sensible la double nasse dans laquelle sont piégés les jeunes gens : nasse de la maison, avec ses bruits par moments insolites et inquiétants ; mais ses murs constituent toutefois, en principe, un abri… Et surtout, nasse d’un extérieur qui n’en est plus un, dans sa dimension libératoire, puisque le grand air est précisément celui qui risque de se trouver saturé de radioactivité et donc de mort. Les amples paysages de Champagne, avec leurs lentes ondulations dont la beauté paisible et hypnotique est révélée, semblent tout aussi bien porteurs d’une mort sournoise, invisible, mais qui enserre plus sûrement et implacablement. Saluons également le subtil travail sur le son effectué par Jérôme Petit, qui sait faire naître, presque inconsciemment, le sentiment de menace, à travers un imperceptible grésillement, une sourde vibration, qui questionnent et altèrent la puissance contemplative des images offertes au regard. La musique, aussi, très discrète, le plus souvent absente, mais présente à bon escient et à bon dosage, de Thibaut Vuillermet, participe comme délicatement à cette création d’une angoisse diffuse, à ce sentiment d’une menace généralisée, omniprésente, aussi et surtout là où on la soupçonnerait le moins.


Dernier membre de l’équipe du film, qui participe en tout cas à susciter l’adhésion du spectateur : le hasard, ce fameux hasard qui prend parfois figure de destin, et qui nous a fait vivre le confinement : face aux images de villages désertés, véritablement sans âme qui vive, il est impossible de ne pas sentir s’éveiller en nous le souvenir des rues vides, sous l’effet du Covid-19. Impossible, dès lors, de renvoyer ces scènes vers les rangs ostracisés de la pure fiction, en mode « Cela n’arrive jamais »… Chacun sait, en effet, que « Cela arrive, cela peut arriver »… Comme un appel réaliste à une vigilance accrue vis-à-vis de l’énergie nucléaire, capable du meilleur comme du pire…

AnneSchneider
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le 15 avr. 2022

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Anne Schneider

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