Au début et à la fin du film, même image, même lieu. Robbe-Grillet est malin, il fait comme si on restait dans le même espace. Peut être est-ce le même.
Le film est une auto naissance qui paraît au premier abord entièrement théorique, un renouveau/moyen d'incarnation et de vécu des images.
On part d'un espace qui est comme un inconscient vierge : l'Eden. Chaque habitant-étudiant du café est dénué de toute intention, sans envie d'expérimenter, mais avec une capacité d'expérimenter pure/vierge. L'espace commence par être seulement quadrillé par des déplacements possibles : contacts des personnages et des objets de proches en proches. Les personnages sont mis en scène par l'espace et dépendent de lui, des vitres, des tables qui sont dans la scène autant que les étudiants. A ce stade on ne sait pas ce qui a le plus d'influence, les objets ou les personnes. Effets d'objets ou effets de mise en scène / simple jeu des comédiens ? Les personnes ne sont en tout cas pas maîtresses de la situation et les objets agissent tout autant, ou en ont la capacité. Cf. l'empoisonnement d'une étudiante avec le rite de renaissance où les chants incantatoires sont remplacés par des bruits et rythmes que les objets à proximité, assiettes, plateaux, semblent créer d'eux même. Comme si il y avait un brouillage lorsqu'on aimerait déterminer qui est sujet et qui est l'objet, les positionnements ou pouvoirs de l'un sur l'autre étant alternativement renversés. Le point de départ du film est en tout cas que la réalité se vit a plusieurs, "il y a forcément plusieurs" dans une perception. La première scène où la fille est apparemment sacrifiée, et qui s'avère en fait montrée aux yeux de tous dans l'attente de…? Impuissance des personnages à créer seuls le cours des événements. Et en effet au départ, ces personnages sont des images théoriques, incapables de ressentir leur propre jouissance car dans un état pré-expérience, dans l'attente que quelque chose, les objets par exemple, leur montrent le chemin.
Puis arrive l'étranger aux yeux bleus qui va trancher dans cette attente innocente, amorphe, en demande de vie. Il va pervertir les objets, c'est-à-dire leur donner un pouvoir : un changement radical du type "l'objet n'est plus l'objet". L'étranger fait disparaître la blessure et le sang et ponctue par un "j'ai appris ça en Afrique" : introduction du mystique, qui est la voie royale, la voie toute tracée pour déplacer des images, pour faire voir. C'est un monde quasi psychique qui est appelé, un monde qui n'est encore que "d'autre images" mais que l'étranger ouvre. "Je vais vous montrer quelque chose du même type" dit l'étranger, juste après que deux étudiantes jouent avec le tracé d'un rouge à lèvres, suivant des yeux où l'étranger (/le spectateur) regarde : le rouge à lèvres coule comme le sang de la bouche, fend la poitrine puis disparaît par magie ; jeu encore innocent, mais qui laisse voir le désir de la chair par des images qui n'ont pour l'instant que les objets pour jouer et dont le regard sur eux reste abstrait. Les personnages sont encore d'égal à égal avec les objets. L'étranger leur montre quelque chose du même type mais "sans tricher" : le sang qui provenait de la blessure lors du ramassage des bouts de verre a disparu au yeux de tous. "J'ai appris ça en Afrique". Ces mots venus d'ailleurs amènent un changement de rapport des images dans l'Eden. Les images choquent les objets et la dépendance des personnages à leur égard : elles peuvent apparemment avoir un pouvoir lorsqu'on les invoque ou qu'on va les chercher, qu'on voyage avec elle. L'étranger opère un déplacement des images : il fait tester "la poudre magique" à l'héroïne, qui ressent alors la peur associée à des images inconnues. L'antidote, l'eau, la fait revenir soigné instantanément de la peur et des images délirantes. Il fait tester le ressenti à l'image, lui fait voir le contraste des sensations, des sentiments soudainement vécus. Cf. la fille -Violette- qui rigole comme si elle réagissait à une blague quand elle sort de son trip terrifiant. L'image inconnue déplace l'image actuelle en lui faisant sentir des images ailleurs qui ont un pouvoir ici : chacun des personnages a vécu ces images d'ailleurs dites par l'étranger. Quand elle sort de son expérience de peur/images inconnues, les personnages dans l'Eden sont floutés, et plus encore la réalité de l'Eden apparaît extérieure. Sa surface ondule comme si l'Eden avait été extériorisé pour Violette. Cette extériorité radicale, déformation qui divise la perception et coupe la réalité, arrive à Violette, image pure. C'est le premier rapport à soi de cette image : Violette se voit pour la première fois, détachée d'un extérieur, sur un autre plan de réalité que l'Eden, "après l'Eden". Elle n'appartient désormais plus à ce plan des images lisses, impuissantes, uniformes. Mise de côté, cette division propulse Violette, et lui donne un espace où aller, un espace "après", ce décalage qui donne l'envie ou la curiosité aveugle d'aller quelque part. Comme si Éden était passé, comme si il fallait émerger d'une réalité devenue secondaire. Un élan/décalage temporel est créé ("c'est le Temps"), expérimentation de l'écoulement, du chemin à chercher. Violette n'incarne plus seulement de l'espace mis en scène, mais du temps à venir. Le nom de l'étranger, qu'elle découvre alors, est remarquable à cet égard : Mr Duchemin. Une voie vient d'être rendue possible pour elle. Son chemin est la partie immergée du temps en entier qui a fait signe lors de la relativisation de l'Eden. Cette nouvelle quête a également été invoquée par la voix : après son expérience de peur, Violette parle beaucoup, elle se fait "bouger" par le langage, les images inconnues lui DISENT autre chose. Tous ces éléments conduisent a la révélation / altération de l'Eden / existence d'ailleurs : au lieu de l'attente dans un monde interne fait d'images pures, la tentation d'aller vers des voies inconnues.
Violette va au rendez vous donné par l'étranger. Les objets extérieurs / amorces de mondes pullulent dans le hangar, Violette cherche des repères. La scène remarquable est celle où elle croit voir de la matière réfléchissante apparemment solide et qui se met a fondre (ou à être fondue devant ses yeux) lorsqu'elle la touche. Puis la recherche d'un chemin, dans de grands espaces et structures qui font mine de tourner en rond : le monde tente de la faire retourner à soi en "tournant" autour d'elle même, en la faisant trébucher, en la confrontant à des séries d'éléments qui lui construisent de nouvelles sensations.
Elle se retrouve propulsée à l'étranger, pendant que les autres étudiants sont à la recherche d'un tableau initialement aperçu dans la chambre de Violette. Avant, elle regarde un documentaire sur le désert : "distance infinie synonyme de distance abolie", proximité et savoir qui semble immédiatement à portée, Violette est dans une station d'image mystique. Elle va toucher le corps de l'étranger pour la première fois. Elle réalise que sa quête est une histoire étrange pour retrouver la mémoire, ou une mémoire. La maison où elle va est dans un "passé", et pour y accéder, il aura d'abord fallu qu'elle communique avec un "futur". Cette mémoire est la quête d'elle même, de voir /découvrir ce à quoi "elle-même" peut bien renvoyer. Dans la maison, elle découvre la chair : le toucher du corps de l'étranger, grand thème théorique. Plutôt qu'un endroit temporel, elle est dans cet espace où les distances sont abolies et où tout est rendu possible, ce "souvenir" est une sensation d'elle même, qui est comme un for intérieur de l'image qui s'assemble à partir du temps en entier. Assemblant "autour" de l'image des chemins pris pour la sentir. La sensation n'existe pas avant qu'elle aille la trouver, elle la cherche dans cette nouvelle intimité. L'intime n'est pas un intérieur clos, il sera plutôt comme un cœur pour l'image.
Le dernier grand thème est la découverte d'une fausse deuxième Violette, découverte et toucher de son double, qui est là comme pour lui dire "crois en moi", et du même coup pour lui donner l'occasion, le point de repère pour retourner en arrière, un point d'ancrage purement image qui la reflète faussement, une idée/repère d'univers. Elle a un vis a vis, qui fait office de tremplin/projecteur pour d'autres images de soi. Ce "crois moi" est l'enjeu de l'image, qui lui fait voir son essence changeante. Les images, les doubles, sont toujours des reflets imparfaits qui flottent et matérialisent la possibilité de se retrouver, et avant de se retrouver, esquiver l'image de soi, la laisser derrière, et s'en trouver changé, relancé dans l'expérience. Derrière, les images intègrent ces nouvelles parts de nous-mêmes et restent vivantes dans leur monde. Cette mémoire, ce "Soi", est donc sans cesse modifié par le dehors.
Le film s'achève ainsi, de retour à l'Éden comme si une scène supplémentaire venait simplement d'être ajoutée au tableau, mais "attendant le regard bleu d'un étranger qui viendra frapper à la porte". L'Eden a repris sa forme malicieuse : l'apparence neutre vue de l'extérieur, comme le voudrait l'appréhension (théorique) de l'image par elle même. L'image se croit toujours neutre et indépendante. Elle ne peut se présenter que de manière abstraite, c'est le substrat, la structure qui se voudrait universelle. Mais au lieu d'une simple entité théorique, elle sert aussi d'attracteur, de déclencheur pour expérimenter les rapports qui lui arrivent, faire voir que la vie se branche dans une quête éternelle de soi, dans un retour à Soi réalisant cette vie. Le sentiment du retour à Soi donne à son tour naissance à l'idée pressentie. Cette idée c'est l'Eden, lieu invariant, passage obligé canalisant cette impression étrange de devenir "le même". L'image pure ou Esprit pur n'est donc pas seulement une abstraction élégante d'une démonstration, mais bien une résultante de la vie, une présence qui fait signe et se réinstalle dans toute expérience. Eden d'Eden, "après" l'Eden pour le spectateur qui vient de voir le film "depuis le commencement".

zerthol
8
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le 24 avr. 2018

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