Impossible de rapprocher ce film de Jean Vigo, son unique long-métrage, à d'autres qui furent produits dans la décennie des années 30, à ma connaissance. Il y a peut-être quelques traces du coté de Robert Flaherty (avec Tabou, sorti en 1931), dans un contexte exotique à Bora-Bora tout autre, mais cette salve poétique intense regorge d'une créativité incroyable dans la forme, dans le style narratif, et dans la démarche plus généralement. On pourrait a priori voir germer l'idée artificielle d'un cousin éloigné de "Sous les ponts" de Helmut Käutner, mais les univers n'ont pas grand chose en commun au-delà du noyau dur de l'histoire d'amour, à plus ou moins trois sur une péniche et dans les environs des canaux.


Il y a des décharges surréalistes qui viennent électrifier le récit de manière récurrente, avec entre autres ce passage sous-marin où Jean cherche désespérément Juliette — elle apparaîtra en surimpression, avec une robe flottante aux allures féériques, et confirmera une croyance explicitée plus tôt dans l'histoire selon laquelle le visage de l'être aimé apparaît dans l'eau. Ou encore tous ces moments qui voient Michel Simon à l'intérieur du bateau : il expose ses tatouages, fait fumer son nombril, puis anime sa marionnette loufoque avant de montrer un bocal contenant les mains d'un ancien ami ("c'est tout ce qui me reste de lui !") ou de faire jouer un disque de gramophone avec son doigt. C'est une tonalité très particulière, une poésie toujours à la lisière de l'onirisme difficile à décrire. Il n'y a quasiment pas de place pour la psychologie, une forme de dédramatisation constante nous obligeant à nous concentrer sur les personnages, comme un état présent permanent, indépendamment des conséquences de leurs actes, ou presque : l'épisode au cours duquel Jeannette s'enfuit visiter Paris fait figure d'exception.


L'immersion dans cet univers (stylistique, esthétique) peut s'avérer perturbant, déroutant, tant la liberté de ton souffe sa fraîcheur de manière continue. Une liberté qui ne s'exprime pas à travers une logique de profusion d'effets, de personnages, ou d'effets de style, bien au contraire : c'est plutôt sec, concis, pondéré dans ses effets, très mesuré dans ses dialogues (certains étant à la limite de l'audible, notamment lorsque Michel Simon prend la parole avec un débit important). Une épure qui tend même vers le muet, dans certaines séquences dépourvues d'échanges verbaux, mais qui délivrent des sensations avec une puissance décuplée. Parfois du côté du sensuel, parfois vers le lyrique, il se dégage une fougue et une intensité picturale folles. Ce final, où les amoureux se retrouvent, où ils reconnectent leurs bulles respectives et s'épanouissent simplement avant que la caméra ne s'échappe dans les airs, laisse s'échapper une poésie et une émotion des retrouvailles d'une rare fulgurance.


¹ Selon Henri Langlois.


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Morrinson
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le 25 juil. 2018

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Morrinson

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