Contrairement à "Winchester 73" et aux "Affameurs", "L'appât" ( The Naked Spur ) ne bénéficie pas d'un scénario écrit par Borden Chase. Le superbe pittoresque des deux films précédents, qui accordaient à la nature une place essentielle - Mann disait : " que la vie de la nature le passionnait autant que les actions de ses personnages " - laisse ici la place à une atmosphère plus inquiétante et plus cynique. Les personnages évoluent dans un contexte particulièrement réaliste. James Stewart - dont la collaboration avec Anthony Mann, ils tourneront 8 films ensemble, sera l'une des plus fructueuses du cinéma - campe un héros qui ne vit que pour la récompense de 5000 dollars qui est sensée gratifier celui qui capturera Ben. Ainsi apparaît-il en homme cupide, prêt à transgresser les lois élémentaires de la morale pour parvenir à ses fins. Autre personnage, Roy Anderson ( Ralph Meeker ), ancien militaire, un opportuniste qui n'hésitera pas à exploiter toutes les occasions, femmes, escroqueries, primes ou tricheries, afin de satisfaire ses appétits. Moins négatif, Jesse Tate ( Millard Mitchell ) symbolise l'éternel vieux prospecteur à l'affût du moindre ragot qui le mettra sur la piste d'un bon coup à réaliser. Quant à Ben ( Robert Ryan ), son seul souci est d'échapper à Howard et de disparaître de son champ de tir. Seule la douce et belle Lina, incarnée magnifiquement par Janet Leigh, insufflera une petite dose de tendresse et de sensibilité dans ce monde de brutes. C'est elle qui provoquera le retournement final de Howard Kemp, car voici l'histoire :

Nous sommes en 1868, la tête de Ben van der Groat vient d'être mise à prix et Howard Kemp, un homme sans scrupule, espère bien qu'il parviendra à toucher la prime de 5000 dollars qui est offerte à celui qui s'emparera du fugitif. Pour cela, il s'assure l'aide de Jesse Tate, un indic patenté et de Roy Anderson dont la moralité n'est pas exemplaire. Les trois compagnons parviennent à arrêter Ben qui se trouvait en compagnie de son amie Lina Patch. Mais au cours du trajet, Howard s'éprend de Lina, alors que Ben essaie d'opposer Jesse et Roy, jouant sur la soif de l'or du premier et sur l'appât de la prime qui focalise l'énergie du second. Le petit groupe est également obligé de faire face à une attaque d'Indiens, si bien que Ben profite de la situation pour s'enfuir, non sans avoir pris soin d'abattre le vieux prospecteur. Aussitôt Howard et Roy se lancent à sa poursuite et finissent par le retrouver et le tuer. Mais le corps déséquilibré tombe dans un torrent et, en voulant le récupérer, Roy est pris dans le courant et se noie. Resté seul avec Lina, Howard décide de renoncer à la prime et de partir vivre avec elle.

Interrogé sur les origines du film, Anthony Mann déclarera : " Nous étions dans une région magnifique, Durango, et tout se prêtait à l'improvisation. Je n'ai jamais compris pourquoi on tournait la quasi totalité des westers dans des paysages désertiques ! John Ford, par exemple, adore Monument Valley : mais Monument Valley, que je connais très bien, n'est pas tout l'Ouest ! En fait, le désert ne représente qu'une portion de l'Ouest américain. J'ai voulu montrer la montagne et les torrents, les sous-bois et les cimes neigeuses, bref retrouver tout un climat " Daniel Boone " : les personnages en sortent grandis. En ce sens, le tournage de "The Naked Spur" m'a donné de réelles satisfactions. Le piton rocheux sur lequel ont été tournées les dernières séquences s'appelle effectivement "The Naked Spur". Je me suis dit : " un éperon doit être l'arme décisive qui ponctuera le drame". C'est là toute l'origine du combat final entre James Stewart et Robert Ryan ! " ( entretien avec J.Claude Missiaen - Cahiers du cinéma n° 190 - mai 1967 )


Comme je l'écrivais au début de cet article, le cinéaste a toujours donné la part belle aux spectacles de la nature et "L'appât", l'un de ses plus beaux westerns, est une oeuvre lyrique où les paysages prennent une importance considérable et participent pleinement à la composition du film, tandis que l'attrait pour les 5000 dollars dicte la conduite des héros et contribue à créer les tensions psychologiques qui vont peu à peu s'intensifier entre les cinq personnages. A l'issue du voyage, les masques tomberont et un happy-end sera au rendez-vous, ce qui est regrettable, car cette conclusion ne correspond ni à la rudesse du récit, ni au tempérament du protagoniste, laissant le spectateur sur une impression douceâtre à laquelle il n'était pas préparé.

Oeuvre rigoureuse et dramatique par ailleurs, le film a la beauté d'une épure et, une fois encore, James Stewart y compose un personnage blessé et ambigu, durci dans son avidité, au côté d'une Janet Leigh touchante de charme et de féminité. Parmi les 11 westerns qui illustrent de façon éloquente la carrière d'Anthony Mann, il ne faut pas oublier de citer "L'homme de la plaine" et "L'homme de l'Ouest" avec Gary Cooper qui, déjà, préfigure la dérision cruelle du western italien. Du moins la grande époque du réalisateur l'a-t-elle désigné comme un des maîtres incontesté du genre, loué pour son sens de l'espace, son regard lucide et réaliste et sa générosité désenchantée. Ses films furent une réflexion sur la violence, la vengeance, la vieillesse, magnifiés par des paysages somptueux et des rapports humains d'une gravité inattendue, avant que leur auteur ne s'embourbe avec élégance dans la super-production de "La Ruée vers l'Ouest" et des "Héros de Télémark".
abarguillet
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le 5 sept. 2014

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