L’Amateur révèle non seulement la fascinante aptitude chez Kieslowski à tisser une toile complexe de rapports interpersonnels tout en y apposant une marque distincte selon chaque personnage – en cela, il est un véritable orfèvre de la caractérisation –, mais les esquisses d’une analyse sociologique inébranlable où se précipitent les thématiques, toutes articulées autour du cinéma. Avec subtilité et grâce, Kieslowski interroge sa société – quelque chose qui l’a toujours attiré, à voir ses précédents courts métrages documentaires – en émettant doute après doute : le travestissement de l’art en moteur propagandiste, la valeur utilitaire du cinéma – que certains tentent de plier à leur volonté, comme on se sert de marteaux et de tournevis –, la facticité des images filmées et la perversion de la réalité en divertissement sont tous motifs abordés. Trône cependant en haut la même remarque constamment énoncée, la caméra offre une perspective nouvelle, un univers libre et fabulé par son créateur. Et Kieslowski de s’empresser d’offrir la preuve visuelle de ses affirmations, virevoltant, caméra à l’épaule, au cœur d’un monde étouffé par la froideur du décor. Géométrie des plans, cadrages réfléchis, maîtrise économe – et pourtant somptueuse! – de la lumière naturelle, mouvements d’appareil adroits, plans serrés encapsulant l’intimité des uns et le déséquilibre des autres; le metteur en scène cristallise un présent qui semble lui-même échapper aux personnages du récit. Les scènes façonnées, d’une vérité crue, encapsulent et isolent la tristesse des relations humaines brisées, la désarticulation d’un amour et le désagrégement familial.


La construction narrative de l’œuvre a tout du film noir et de ses déviations obsessionnelles brouillant jusqu’à la raison de leur personnage, sans pour autant que la tension glaçante ne soit surréalisée ou amplifiée; elle se trouve plutôt être la résultante d’un réalisme brut, jamais misérabiliste, duquel s’efforce de s’échapper le protagoniste en plongeant toujours plus profondément dans ses divagations artistiques. C’est que le réalisateur oppose à la violence du déclin relationnel sa sensibilité, sa douceur et sa chaleur; il montre avec mélancolie l’aigreur des personnages, sans virulence aucune, ainsi que l’échappatoire de Filip, sa fuite de la banalité à travers les expérimentations filmiques qu’il entreprend. Soumis au charme envoûtant de l’art cinématographique, Filip trouvera réponse à son aspiration spirituelle, mais se désynchronisera par la même occasion de la réalité.


Avant tout œuvre sociale racontant les déboires d’êtres humains malaisés, L’Amateur a pour cœur narratif la rupture conjugale et s’évertue à la représenter à l’aide des plus fins et inventifs moyens. Tout d’abord par le déphasage du couple, l’un s’abreuvant de rêveries tandis que l’autre, solidement ancrée à des préoccupations terrestres, assure la stabilité du ménage. Les circonstances aidant, Kieslowski examine à demi-mot la maternité et trace les contours d’un phénomène ardemment ignoré par l’industrie cinématographique; les réactions de la jeune mère tapissent l’arrière-plan et hantent le corps narratif. Ce que l’on prendrait pour des accès mélodramatiques ne sont en fait que le reflet de la déchirante solitude d’une femme chancelante, dominée par les hormones et le désespoir, prisonnière de son appartement. De la cage qui lui taille les ailes, elle ne peut qu’observer, impuissante, son mari s’en dérober pour travailler, rêvasser et même commettre l’adultère. La frontière qui les éloigne n’est pas seulement implicite, elle convoque également la topographie qui, en permanence, montre Irka, la mère, surélevée, comme extérieure aux évènements vécus : ou serait-ce Filip qui la contraint à l’extériorité dans le but d’éluder ses responsabilités? Si les premières images – un oiseau de proie massacrant goulûment une poule – sont prophétiques du rapport entre la volonté artistique et les restrictions budgétaires, sociales et politiques, il est manifeste que ces mêmes photogrammes renvoient à la relation qui unit – ou plutôt désunit – les nouveaux parents : lui ignore le besoin de simplicité et de soutien de sa femme, et elle, en retour, broie les illusions de celui-ci. Une rixe cruelle où personne n’est coupable – Kieslowski évite souplement le piège de la diabolisation excessive –, sinon le hasard des trajectoires humaines.


Avec L’Amateur, le regard moraliste du réalisateur, balayant de ses réflexions sagaces le paysage socio-économique de la Pologne et auscultant la création cinématographique mise sous tutelle par les lois du marché, s’aventure dans le labyrinthe du septième art afin d’y dresser un état des lieux qui parvient à éviter les écueils de la condamnation comme de la complaisance. Ultimement, la conclusion offerte s’apparente à la sentence finale du réalisateur vis-à-vis de son propre art : l’œil de la caméra déshabille, pour le meilleur et pour le pire, le monde qu’il dévoile. C’est ainsi logique que la rédemption du protagoniste passe par la contemplation de son reflet dans la caméra, processus par lequel il retrouvera enfin son originelle simplicité, celle qui s’était égarée, dissipée, évaporée. Un récit traversé de bout en bout par une humilité en perpétuelle quête de compréhension. Magnifique.

mile-Frve
8
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le 5 mars 2022

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Émile Frève

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