Koyaanisqatsi
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Koyaanisqatsi

Documentaire de Godfrey Reggio (1983)

Regarde le monde et dis-moi ce que tu en penses

Il est trois heures du matin, et j’ai la tête comme une pastèque. Il y a des films qui, comme ça, attirent l’attention, qu’on aimerait regarder, mais dont on retarde toujours le visionnage. J’en avais entendu parler pour la première fois dans une chronique vidéo de Monsieur 3D, le plaçant au top des films bizarres mais bons. Forcément, j’ai été intrigué. Il faisait nuit, et je ne savais pas quoi regarder, enfin, presque, car j’ai finalement regardé Koyaanisqatsi. Mais, vous allez me dire : qu’est-ce que ce nom imprononçable ? Et vous avez bien raison. C’est un mot emprunté à la langue Hopi (parlée par une tribu amérindienne du même nom) signifiant « vie déséquilibrée ». Vous espériez un film drôle ? Pas du tout. Par contre, si vous voulez vivre une expérience marquante, vous avez ici un client non négligeable.


Difficile de faire un article court sur Koyaanisqatsi, tellement il y a de choses à dire sur ce film pourtant bref (1h26). Grossièrement, il s’agit d’un film expérimental proposant un enchaînement de plans divers, sur la nature, l’humanité et la technologie. Cette succession de plans ne propose pas le moindre dialogue, il s’agit d’un film purement contemplatif où le spectateur est abreuvé d’image sous couvert d’une musique prenante et puissante. Le tout compose une expérience cinématographique hautement philosophique, quasi-ésotérique, traitant des enjeux sociologiques, économiques et environnementaux du monde moderne.


Le début du film nous ferait penser à la naissance de la Terre. Comme l’explosion et l’incandescence dans laquelle notre planète s’est créée, le lancement d’une fusée s’enchaîne avec des vues aériennes d’immenses canyons désolés. Vastes étendues rocheuses, elles n’abritent aucune vie, jusqu’à ce que de la végétation apparaisse, puis de l’eau, puis… l’homme. Rapidement, la présence de l’homme et son influence sur le monde qu’il habite sont mises à contribution pour développer tout l’aspect sociologico-environnemental du film. Si l’homme semble d’emblée être exposé comme un parasite, balafrant le paysage avec ses pylônes et ses usines, il est aussi montré comme un savant constructeur, façonnant le monde avec les ressources qu’il obtient de l’exploitation de son environnement.


Ce schéma dichotomique est présent tout au long du film. Sans être manichéen, le film expose un point de vue omniscient, qui laisse au spectateur contemplatif le choix d’interpréter les messages qu’il reçoit et de laisser ses émotions alimenter son point de vue. Cette omniscience donne à Koyaanisqatsi le recul suffisant lui permettant non pas de prendre parti, mais d’être descriptif, et pourvoyeur de messages mais exempt de tout facteur d’influence.


Néanmoins, force est de constater que Koyaanisqatsi ne transmet pas une image des plus optimistes de l’humanité et de la société. J’ai identifié plus ou moins cinq phases (car le film se base sur trois prophéties Hopi que j’expliciterai ensuite) dans l’évolution du film. J’ai déjà mentionné la première, qui fait penser aux origines du monde. La seconde développe l’apparition de l’homme, l’utilisation de la technologie qui change la face du monde, l’exploitation des ressources pour construire mais aussi détruire, le développement d’immenses quartiers d’affaires et le délaissement de quartiers résidentiels de banlieue. La troisième compare l’humanité et la ville à une vaste fourmilière qui ne dort jamais, où l’homme n’est qu’un élément négligeable d’un ensemble immense. L’homme n’est alors plus qu’un outil comme un autre, conditionné dans son existence (transport, travail à la chaîne, rationalisation), même sa nourriture est produite à la chaîne car il semble s’en contenter et ne pas mériter mieux. Les loisirs, semblant être des plaisirs individuels, se font également en masse (salles d’arcade, bowlings, cinéma), tout comme les vacances à la mer.


La quatrième nous fait basculer de l’échelle macroscopique à l’échelle microscopique, transformant le monde en une carte à puces, annonçant l’avènement de l’informatique mais réduisant également l’humanité en un outil minuscule, comparant les flux d’électricité des circuits imprimés aux lumières de la ville. Enfin, une cinquième, qui se résume à une séquence, transmet un message plus optimiste, mettant en avant l’entraide entre individus à travers l’action des secours et des pompiers venant en aide aux plus démunis, première véritable manifestation d’une forme de communication et d’échange entre les individus.


Le film se base sur trois prophéties Hopi qui se traduisent ainsi (et mentionnées à la fin du film) : « Si l’on extrait des choses précieuses de la terre, on invite le désastre.« , « Près du Jour de Purification, il y aura des toiles d’araignées tissées d’un bout à l’autre du ciel.« , « Un récipient de cendres pourrait un jour être lancé du ciel et il pourrait faire flamber la terre et bouillir les océans. » Ces prophéties s’accordent avec trois thématiques essentielles traitées par Koyaanisqatsi : l’industrialisation, l’essor des nouvelles technologies, et la profusion d’armes issue de ces deux derniers éléments.


Vous l’aurez donc compris, le film s’avère relativement pessimiste quant à la stabilité et à l’avenir de l’humanité. S’agit-il d’une fatalité ou de l’émergence d’une psychose ? Certainement pas. Il s’agit d’un constat basé sur des réflexions personnelles qui amènent à interroger le spectateur sur sa propre condition. Alors que l’homme aspire à l’accomplissement personnel et à la réussite, à se démarquer des autres, il se retrouve malgré lui emprisonné dans un système tentaculaire dont il ne peut se défaire et auquel il doit se conformer pour assurer sa propre subsistance. Métros bondés, restaurants qui servent à la chaîne, nourriture industrielle, plages envahies, supermarchés remplis de produits conditionnés, l’homme crée une boucle où il ne se contente pas de façonner son monde, mais il se façonne lui-même.


Je le répète, Koyaanisqatsi n’est pas un film qui respire l’optimisme, et que je déconseille de voir si vous êtes un temps soi peu déprimé. En revanche, son propos n’a pas du tout pour objectif d’être alarmant. Il met en lumière l’influence de l’homme sur le monde et le met face à sa propre condition dans le but de le faire réfléchir, voire de le sensibiliser afin de lui faire prendre du recul sur le monde qui l’entoure. Très loin d’être un document de propagande ou un film écolo lambda, Koyaanisqatsi est une œuvre expérimentale remarquable. Godfrey Reggio a sciemment choisi de l’affranchir de tout dialogue, laissant le spectateur voguer à travers la magnifique bande originale de Philip Glass, rythmant à merveille cette succession de plans riches de sens.


Pour aimer ce film à sa juste valeur, je vous conseille de faire partie d’un public « averti ». Non pas que je veuille méjuger le « grand public », mais qu’il est difficile pour un non-habitué de se plonger corps et âme dans une œuvre aussi particulière, bien que tout à fait accessible, dès lors que vous disposez d’un goût pour la réflexion et d’un esprit curieux, ce qui est tout à fait mon cas, et du vôtre, sinon vous ne liriez pas cet article. De plus, film met en lumière divers éléments sur la condition et la société humaine que je partage (cet aspect de vaste fourmilière que je constate tous les jours en prenant le métro ou en marchant dans la ville, l’industrialisation, l’absence de communication, etc.), ce qu’il fait qu’il m’atteint également personnellement. C’est une œuvre hautement contemplative, ce qui est tout à fait de mon goût, et elle mène un discours intelligent, non biaisé et que, bien qu’âgée de bientôt trente-cinq ans, reste on ne peut plus d’actualité. Si jamais vous êtes tentés par une expérience à part, avis aux curieux !

Créée

le 28 août 2016

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