Tous les films de Kurosawa parlent de dissimulation : tous ses personnages cachent leur réelle identité, enterrent leurs propres pensées et désirs, mettent en avant un moi social plus acceptable pour les autres comme pour eux-mêmes. Avec Kagemusha, il franchit un pas supplémentaire en réalisant un magnifique film sur le cinéma.


Kagemusha est un film dense. Les scènes de bataille, les détails historiques, les jeux de lumière et de couleur, les plans comme d'habitude sublimes ... tout mériterait un éloge, tant les trois heures sont inoubliables. Justement, Kagemusha n'est pas qu'un superbe jidai-geki, mais aussi une réflexion profonde sur le métier d'acteur et sur le rôle du cinéma, portée par l'Ombre, si finement interprétée par Tatsuya Nakadai (que l'on retrouvera encore majestueux dans le bariolé Ran). Il n'est pas plus difficile pour un acteur de jouer le rôle d'un personnage qui joue un rôle, et cela rend certaines scènes terriblement émouvantes.


L'Ombre, trouvée au hasard dans des faubourgs miteux, va devoir remplacer au pied levé le chef de clan Shingen Takeda, puissant seigneur de guerre dont la mort sera dissimulée et auquel il ressemble trait pour trait. Cependant, à part la ressemblance physique parfaite, rien ne correspond : ni les habitudes, ni le langage, ni la position sociale, ni le charisme. L'Ombre va devoir apprendre à être acteur, à devenir son double, sans jamais pouvoir retrouver son propre soi.


La beauté du film tient à la finesse de ce jeu d'acteur de l'Ombre. Car il n'y a pas d'un côté le vrai seigneur de guerre et de l'autre son double, un faux. L'Ombre ne sera jamais totalement ce chef de clan, car il ne perdra jamais des morceaux de lui. Il sera par exemple très proche du petit-fils, son héritier, tandis que le vrai grand-père était beaucoup plus froid. Il approchera pourtant son charisme, étant capable d'humilier publiquement son (faux) fils. Il construit finalement une nouvelle identité, mélange de lui-même et de ce seigneur fantasmé, qu'il ne pourra plus perdre. Lors de la bataille finale, alors qu'il est redevenu vagabond puisque le subterfuge a été découvert, il en vient à aller au-devant d'une mort certaine, portant la dernière volonté de son double. L'Ombre du guerrier finit par devenir un guerrier plus réel encore que les autres seigneurs, ayant fui le désastre de cette bataille. Il s'effondre alors dans le lac où le corps seigneur avait été immergé. Deux hommes, et leur myriade d'identités aussi réelles les unes que les autres, finalement réunis.


La scène la plus émouvante du film a lieu lorsque l'Ombre est présentée aux serviteurs les plus proches du défunt seigneur bien-aimé. Ceux-ci, mis dans la confidence, savent qu'il ne s'agit que d'un double, et commencent par se moquer de ses manières. Piqué au vif, l'Ombre se prend au jeu, et reprend la même classe et les mêmes mimiques que le seigneur. Face à ce spectacle, les serviteurs, bouche-bée, commencent à se rassoir de manière plus respectable, certains se mettant même à pleurer. Alors qu'ils savent très bien que le spectacle est faux, ils y croient dur comme fer, leur coeur s'exprimant plus fort que leur cerveau. En une scène est résumé le rôle du cinéma : nous émouvoir, alors que tout est subterfuge.


Si Kurosawa s'est approché des studios américains et de leur financement pour réaliser ce film techniquement grandiose et flamboyant, sa patte ne s'est pas perdue dans cette farandole de couleurs, de sons et de violence : c'est sans doute son film le plus émouvant, et toujours avec un regard et une caméra justes et fins.

Samji

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