Me voici quelque peu dans l'embarras, car je cherchais en vain depuis des mois un angle un tant soit peu original pour écrire sur ce que je considère comme le meilleur film de l'année, ayant trop peur de répéter les mêmes choses qui ont déjà été énoncées çà et là. Je soupesais chaque argument trouvé pour démontrer l'inventivité de ce premier long-métrage de Xavier Legrand, qui trouve un credo surprenant en refusant de choisir entre réalisme social et survival quasi-horrifique, voulant « commencer comme Kramer contre Kramer [pour] finir comme dans Shining, en passant par La Nuit du Chasseur ». Mais en réfléchissant je semblais nager entre deux eaux, à l'image du film, qui affirme par cette ambiguïté un certain point de vue dont la justesse provient notamment de l'expérience de comédien de théâtre de Xavier Legrand. Car pour diriger ses acteurs et démontrer les rapports de force qui opposent les personnages, il joue sur le débit de parole et la simplicité du dispositif, que ce soit dans le cadrage ou dans le montage (qui n'a d'ailleurs nécessité qu'un mois et demie de travail) pour « retirer le gras, être à l'os ». En d'autres termes, il exporte des contraintes proprement théâtrales pour les rendre cinématographiques : les bords contraignants d'une scène de théâtre se voient changés en une sobriété totale de la mise en scène, qui limite les lieux d'action comme les possibilités de mise en scène. La séquence d'ouverture de l'entrevue avec la juge se voit ainsi réduite à une succession de champs-contrechamps entre les différents acteurs en présence, le couple divorcé, leurs avocats et la juge. Paradoxalement, une telle démarche parvient systématiquement à déboussoler le spectateur et le prendre de revers, ce qui pourrait expliquer ma difficulté première à écrire.


Concernant cette première scène, elle synthétise à elle seule les intentions anti-manichéistes du cinéaste, qui cherche à dépasser la simple charge sociale à l'encontre de la violence masculine pour dévoiler les multiples subjectivités à l’œuvre. Il ne s'agit donc pas pour lui de prendre la défense de la dominée en rendant monstrueux le dominant, mais d'expliquer chaque point de vue pour mieux comprendre l'enchaînement des situations menant logiquement à l'implosion de la cellule familiale qui conclue le film. Le spectateur se trouve ainsi embarqué dans cette scène par le point de vue de la juge : on lui expose comme elle les enjeux opposant les deux anciens époux dont la complexité impose immédiatement une prise de distance. Tant et si bien qu'on ne semble pas plus avancé à la fin de la scène sur des questions essentielles : qui a tort et qui a raison ? Et peut-on opposer à la volonté d'un enfant celle de son père dans le cadre d'une garde partagée ? La confusion est d'ailleurs autant amenée par des arguments contradictoires difficiles à départager que par la mise en scène.


En effet, par la rythmique des débits de paroles entrecoupés par des silences pesants, le tout simplement exposé par des champs-contrechamps, Legrand traduit la tension urgente de la situation. Mais surtout, il épure à l'extrême pour mettre en avant l'interprétation des acteurs, dont la forme rend le spectateur abasourdi et suspend la lucidité de son jugement. La seule chose que l'on peut ainsi clairement affirmer à la fin de la scène, ce n'est pas que les arguments de l'une ou l'autre avocate étaient plus pertinents, mais que c'est le camp masculin qui a su imposer la meilleure consistance. Face aux hésitations maladroites de la mère, qu'il est difficile d'imputer au stress, à la peur ou au manque d'authenticité de ses propos, la détermination du père, étrangement froide et calme, domine la situation de bout en bout. Il a gagné la bataille de la mise en en scène de soi inhérente au formalisme de la Justice. Ce sont les effets d'une recherche de l'authenticité des acteurs : « j'ai propulsé Léa et Denis au milieu [des deux avocates] pour qu'ils se sentent perdus »* nous dit Legrand. Logiquement, celui des deux qui contient le plus sa confusion est celui qui détient le rôle du dominant.


Mais cela, le spectateur comme la juge ne peuvent l'apercevoir clairement : ils ne voient que la détermination de l'un dont l'impassibilité paraît comme de la pudeur tandis que l'inquiétude bien visible de l'autre dessert la force de ses arguments. C'est en réalité la violence symbolique (provenant d'une institution judiciaire impérieuse) et morale (provenant de la simple présence de l'ancien conjoint violent) qui occasionne sa détresse. Car « pour qu'il y ai violence, il faut qu'il y ai emprise »*. D'une pierre deux coups, le cinéaste démontre à quel point la domination masculine peut se révéler insidieuse, et même renforcée par le jeu des éloquences humiliant propre à l'institution judiciaire, tout en insinuant le doute chez le spectateur, qui se voit contraint de ne pas immédiatement prendre parti pour la mère au détriment du père qui gardera tout au long du film un visage humain. Cela permet de mieux expliquer la logique obstinée de ses actes plutôt que de se contenter de les condamner.


En fondant son cinéma sur une défétichisation du réel que Xavier Legrand « tire […] jusqu'à ce qu'il bascule dans l'atrocité », il parvient à mieux révéler ses ambivalences et tout particulièrement celle de la violence masculine. Il montre ce qu'il y a d'indicible dans l'intimité de la cellule familiale, expliquant notamment concernant cette première scène les difficultés que peuvent rencontrer les femmes battues pour libérer leur parole et aller jusqu'à la procédure judiciaire. L'ensemble de détails signifiants qui y sont exposés comblent le vide d'une explication verbale claire et objective. Cela justifie les intentions générales du cinéaste de ne pas se contenter d'un dispositif réaliste comme celui des frères Dardenne, mais de le dépasser par l'élaboration d'une tension permanente qui est autant issue du cinéma de genre que du théâtre, rendant la confrontation viscéralement pesante dès les premières minutes du métrage.


Les propos sont extraits de l'interview de Xavier Legrand par Jean-Christophe Ferrari et Emmanuel Raspiengeas publiée dans le numéro 684 de la revue Positif.

Marius_Jouanny
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le 15 déc. 2018

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Marius Jouanny

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