Sur la route menant à son chef-d’œuvre Épouses et Concubines, Zhang Yimou a accouché d'une première et sublime esquisse, Ju Dou. Les deux films partagent en effet une trame presque identique (une jeune femme oppressée par son mari, captive de sa prison conjugale), se développent tous deux en huis-clos et sont évidemment l'écrin où se déploie Gong Li.


Pour autant, il ne faudrait pas rejeter Ju Dou au simple stade de brouillon. Si le film s'embarrasse encore d'un rôle masculin falot (là où Épouses et Concubines saura le reléguer à une simple silhouette, y puisant une force supérieure à consacrer à ses héroïnes), il est déjà le miroir d'un cinéaste en pleine possession de sa puissance esthétique et politique. Un découpage à l'écoulement tranquille, presque placide, des cadres superbement composés, une attention aigüe aux couleurs et aux décors dans lesquelles elles émergent. Si Épouses et Concubines était un univers minéral et glacé où le rouge des lampes fusait de manière spectaculaire, la cour intérieure de la teinturerie de Ju Dou, toute d'ocre et de poussière, se voit elle aussi transfigurée par l'éclat irréel des larges tissus qu'on y étend. La progression du récit se voit ainsi jalonnée par différentes couleurs, tirant insidieusement vers des tons de plus en plus éteints. De la lumière dorée des débuts passionnés, on aboutit au bleu délavé des derniers jours amers.


Ju Dou est déjà le portrait d'une femme brisée, heurtant de plein fouet le mur de traditions chinoises archaïques et échouant fatalement à s'en libérer. La pauvreté, sans autre issue que le mariage arrangé ou forcé. Une teinturerie ancestrale comme seul horizon : le film se loge dans ce cocon plein et foisonnant (celui-là même qui broie peu à peu son héroïne) pour en embrasser les possibilités esthétiques. Un intertitre initial situe le récit au début des années 1920, avec à rebours une ironie froide pour contextualiser ce modèle fondamentalement médiéval. De cette manière, Zhang Yimou développe sa charge politique. Toujours avec la sérénité languide de ses plans, sans fracas, pour mieux faire éclore une cruauté qui s'imposera véritablement avec le visage meurtri ou strié par les larmes de l'héroïne. Une cruauté ici au bord de l'étrange, avec ce personnage d'enfant maléfique, comme échappé d'un film d'épouvante.


La temporalité est une qualité précieuse au cinéma et Yimou la manie en maître. Il parvient remarquablement à construire une évolution, ce sentiment qu’entre le début et la fin du récit, quelque chose de profond et radical s’est produit. Les images se font écho le long d'un cycle lourd et inexorable (un repas partagé, un incendie), et dans leurs intervalles se logent les blessures et la mélancolie. Le visage de Gong Li constitue toujours le point d’ancrage du film, magnifique et perpétuelle incarnation de la condition féminine brimée chez le cinéaste. Sa beauté se transforme fatalement en un masque éteint ou implorant. Les trésors déployés par la mise en scène échouent à la faire revivre et s’abandonnent enfin dans le dernier acte à sa tristesse. Épousant sa résignation et la tragédie vers laquelle le film tendait.


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