JOURNAL D'UN CURÉ DE CAMPAGNE (Robert Bresson, FRA, 1951, 117min) :


« Le cinématographe est une écriture avec des images en mouvement et des sons » aimait rappeler l’exigeant cinéaste Robert Bresson. Le Journal d’un curé de campagne demeure aujourd’hui encore l’une des plus pures illustrations de cet adage.


Le cinéaste, intimement traversé par les rapports de l’homme avec la foi, se penche avec conviction sur le Grand prix du roman de l’Académie Française 1936 : Journal d’un curé de campagne de George Bernanos, son livre le plus populaire et le plus touchant publié cette année-là. Une première transposition proposée par Jean Aurenche et Pierre Bost (scénaristes) est refusée par l’écrivain avant que Robert Bresson prépare de son côté un traitement du livre plus dépouillé. Malheureusement, le cinéaste ne peut livrer à temps cette version à George Bernanos puisque celui-ci décède d’un cancer du foie le 5 juillet 1948. Cependant le réalisateur obtient l’aval des exécuteurs testamentaires du romancier, l’abbé Pézeril et le critique Albert Béguin pour mettre en images son adaptation.


Chagriné par la mauvaise expérience de son précédent film, Les dames du bois de Boulogne (1945), à cause du jeu excessif de Maria Casarès notamment, l’artiste décide de ne s’entourer à présent que de comédiens non professionnels lui servant ainsi de « modèles » à « manipuler » comme une pâte pour un sculpteur, à l’exception du jeune comédien de théâtre Claude Laydu pour le rôle du curé. « Si vous prenez un acteur, vous n’avez aucune surprise. Dans un film ce que je cherche, c’est une marche vers l’inconnu » confesse Robert Bresson qui travaille plus d’un an chaque dimanche aux côtés de Claude Laydu pour vider le comédien de toute substance d’interprétation afin que l’acteur soit totalement imprégné de son personnage, convoquant ainsi le dépassement de soi en limitant intonations et expressions de l’acteur principal, ainsi que celles des autres interprètes. Le cinéaste rompt avec le cinéma des effets et Journal d’un curé de campagne marque un tournant décisif dans sa filmographie en tendant vers une quête de l’épure et s’avère une étape importante dans l’histoire du cinéma instaurant une conception du cinématographe comme « écriture ». Là où le roman de George Bernanos offrait à travers les mots de multiples images, Robert Bresson va se servir des maux du livre pour filmer de l’intérieur, et offrir à travers l’histoire de ce jeune homme d’église venant de quitter le séminaire et d’être nommé curé pour une première paroisse dans le village d’Ambricourt (Pas-de-Calais), un nouveau cinéma littéraire. Presque un procédé anti-cinématographique ! Mais Robert Bresson réussit son pari en gardant la construction en triptyque du livre, épurant la narration. Cette transposition fidèle au roman fait dire à André Bazin (critique cinéphile), que le cinéaste ouvre par le biais de ce film, un nouveau stade de l’adaptation littéraire dans l’Histoire du 7ème art.


Le cinéaste offre alors l’histoire tragique d’un jeune curé de campagne des années 1920, rejeté par des habitants hostiles, utilisant comme fil rouge structurel le cahier d’écolier dans lequel le serviteur de Dieu livre ses tourments et écrit à l’écran ses états d’âme comme sa souffrance corporelle face à la grave maladie qui le ronge. Le metteur en scène opte pour une ingénieuse voix off, présente pour mieux illustrer ces douleurs intérieures, transcendée par la sobriété du jeu du hiératique de Claude Laydu. Une œuvre dépouillée donc sous la forme d’un chemin de croix, où le don de soi et la croyance en la bonté de l’homme vont se confronter à la misérable pensée humaine, aux errements des saints dans la brume qui enveloppe la magnifique photographie de Léonce-Henri Burel. Le rapport inventif du son et de l’image renforce le réalisme profond de l’intrigue, pose le récit dans l’ordre du terrestre où le monde fait chair, confronté au spirituel sacerdoce du jeune défenseur de la foi. Ces fragments de vie font pénétrer le spectateur dans la vie intérieure du héros et participe au mystère des âmes humaines que nous pouvons presque toucher du doigt. Par cette rigueur de mise en scène, simplifiée par le geste, où les décors naturels accentuent les angoisses des vivants à travers un montage abrupt, où les ellipses accompagnent l’abstraction de l’image, Robert Bresson réinvente ainsi un langage nouveau.


Avant sa sortie en salles le 7 février 1951, couronné par un grand succès public, le film fut présenté devant le jury du Louis-Delluc (le Goncourt du cinéma). A l’issue de la projection un silence assourdissant prend place. Dès le lendemain l’attribution au premier tour de vote du Prix Louis-Delluc pour la modernité et l’originalité de l’œuvre explique alors le mutisme écrasant de la veille, comme le choc d’une émotion violente. Une sensation cinématographique unique, un pur chef-d’œuvre où tout est grâce…

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le 15 avr. 2019

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