D’un présent suspendu entre passé et avenir…

 Réalisatrice du très justement remarqué « The Cloud in her room » (2020), la talentueuse Xinyuan Zheng Lu, née en 1991 à Hangzhou, en Chine, s’est vue brusquement confinée dans une chambre d’hôtel autrichienne, avec sa compagne Zoe, début 2020. Cet enfermement impromptu, commandé par la pandémie de Covid-19, a détourné la jeune femme de la fiction et l’a projetée vers le genre du documentaire. Un documentaire qui explorerait aussi bien le présent, jusque dans son détail, que l’intimité d’un passé à son tour relié au monde.

Dans le style très libre, infiniment créatif, qui caractérise Xinyuan Zheng Lu, il résulte de ces conditions de tournage un objet filmique radicalement nouveau, poétique, énigmatique, esthétique, séduisant mais potentiellement déroutant. En effet, progressant sur son fil narratif à la manière d’une Arachné tissant sa toile, l’espiègle se plaît à ne pas toujours rendre immédiatement identifiable l’objet filmé, jouant par moments des zooms et de la pixelisation pour créer une image esthétique, pareille à un tableau plus ou moins abstrait, ce qui ne l’empêche pas de revenir dans les plans suivants en terrain visuel davantage connu.

Par un subtil jeu d’équilibre, ce brouillage ponctuel des pistes s’accompagne d’une mise à nu, puisque le couple hétérosexuel de la fiction précédente cède la place au dévoilement de l’homosexualité, la jeune compagne de la réalisatrice, scénariste et directrice de la photographie ne tardant pas à apparaître à l’écran, quand elle n’officie pas elle-même à l’image. Affirmant et contre-signant ce dévoilement, Xinyuan Zheng Lu n’hésite pas, dès les premiers plans, à convoquer Zoe dans sa plus stricte nudité, voire dans des jeux sexuels s’amusant eux aussi à un brouillage des âges.

Le choix du noir et blanc effectuera une nouvelle perturbation des repères, spatio-temporelle quant à elle. Parti d’Autriche, donc, le scénario nous reconduira à Hangzhou, la ville, également familiale, de la réalisatrice, mais ne tardera pas à en rebondir vers Mandalay, ville du nord de la Birmanie, actuellement renommée Myanmar. Un pays dans lequel l’arrière-grand-père maternel, personnage lui aussi énigmatique, pour ne pas dire romanesque, aurait achevé sa longue existence. D’où cette sorte de retour aux sources, en forme d’enquête, sur les pas des récits de la grand-mère, autre figure féminine très présente, et visiblement essentielle. La mise à plat de la gamme chromatique complète efface les différences les plus immédiatement repérables entre les divers pays, tout comme entre les époques. Dans tel plan, sommes-nous en Autriche, en Chine, en Birmanie ? En 2020-21, ou bien lors du premier voyage qu’y entreprit la réalisatrice, à l’occasion d’un mariage dans la famille élargie, en 2018 ? Il faut souvent jouer des recoupements d’indices pour esquisser une réponse… Illustration du titre, comme si, dans le tourbillon qui entoure la dimension autobiographique, le film se trouvait en constant décalage horaire, en constant déséquilibre, toujours prêt à verser dans un autre lieu, une autre époque. Sans compter la nouvelle perturbation, bien présente, elle, et menaçante, induite par l’arrivée au pouvoir de la junte birmane.

Un élément, au sens propre du terme, assure la continuité entre le précédent long-métrage, de fiction, et ce documentaire autobiographique : l’eau. L’eau qui tombe du ciel, abondamment, souvent même sous forme de neige floconneuse, l’eau qui serpente au sol et signale un fleuve, envisagé depuis l’un des nombreux trajets en avion et pareil aux torsions de l’écriture birmane… Mais autant « The Cloud in her room » inclinait souvent son regard vers le sol pour y contempler les nombreuses créations de l’eau, autant « Jet lag » renverse fréquemment les yeux vers le ciel, y scrutant la chute plus ou moins rapide de l’eau ou de la neige avant leur contact avec le sol, sondant les ramures des arbres observées par en-dessous, comme « les jupes des filles » de la chanson, ou bien encore l’étonnant plafond fantastiquement invaginé d’une grotte sacrée… Comme une version plus positive, potentiellement extatique, et donc plus prometteuse, du vertige de l’existence…

AnneSchneider
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le 18 févr. 2023

Modifiée

le 18 févr. 2023

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Anne Schneider

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