Jessica Forever est décrié précisément pour ce qu’il incarne : la possibilité d’un autre cinéma, en tout cas d’une autre façon d’envisager le Septième art.
C’est en ce sens qu’il est un film remarquable : il se focalise sur le cinéma en tant qu’art, en tant que travail sur l’image et le son, sur le réel, en tant que recherche d’une plastique… Ce qui est particulièrement significatif dans un cinéma français qui demeure d’une façon générale un cinéma du verbe, de l’écrit. Ici, les dialogues ne sont qu’accessoires et même dérisoires tant ils sont premier degré.
Jessica Forever, c’est d’abord une esthétique sur-travaillée. Tant en termes d’image que de travail sonore, et même au niveau des acteurs qui sont de façon primaire sans incarner un rôle : tout cela prime sur l’histoire.
Cela devient également une proposition radicale et violente pour le spectateur, à l’image de la façon dont la police du titre - qui ne serait pas reniée par un groupe de grindcore - vient presque agresser la rétine, significative de ce qui va suivre ; Jessica Forever est un film dont on ne sort pas indemne ou en tous cas, vierge.


Ensuite, d’aucun pourront reprocher au film une absence d’événements ou de progression logique. Il est certes inhabituel dans le cinéma français actuel de se retrouver face à des œuvres de ce type, mais on trouvera aisément des pendants à cette façon de faire dans le cinéma américain par exemple. Sofia Coppola filme régulièrement des jeunes filles qui s’ennuient avec une progression bien plus suggérée qu’actuelle ; Larry Clark quant à lui sait également représenter un groupe de jeunes traversant un moment plutôt que s’acheminant à travers une aventure ; Harmony Korine - que les réalisateurs citent dans leurs influences - enfin met en scène des situations pareillement absurdes et chaotiques.


Cette critique est d’autant plus irrecevable que ce premier film s’inscrit dans une dynamique cohérente : lorsque l’on plonge dans l’œuvre de Caroline Poggi et Jonathan Vinel : aussi bien les courts métrages qu’ils signent de leurs deux noms que ceux qu’ils ont réalisé en solo. À travers le brillantissime Tant qu’il nous reste des fusils à pompe (2014), After School Knife Fight (2018), et leurs films solos Chiens (2013) ou encore Play (2011), les cinéastes explorent ces thématiques de l’abandon, de l’errance mais aussi d’une violence aussi omniprésente qu’intuitive.


Nous assistons donc à la construction d’une filmographie faite d’images cohérentes les unes avec les autres. En un sens, cela se développe contre les traditionnels actioners balisés et surexplicatifs, contre les thrillers sombres et ultra-violents. Jessica Forever se propose de réintroduire de l’humanité et même un certain romantisme dans cette réalité violente : citons en exemple l’un des orphelins qui porte des gants lorsqu’il dort pour ne pas se gratter jusqu’au sang et sur lequel la caméra s’attarde quelques instants, suffisants pour lui donner une sensibilité.
Cela se fait enfin contre les nombreux films dystopiques où tout est dit, tout est logique et cohérent… où également tout est pensé pour être défait par les personnages principaux. Toute la portée de Jessica Forever réside donc dans ce que vont vivre ses personnages, en fait sans vraiment donner de l’importance au référentiel dans lequel ils se placent ; mais également comme évoqué plus haut dans ce que le film est au premier degré : une expérience alternative.


Mon interview des réalisateurs disponible ici.
Critique publiée à l'origine sur mon blog.

oggy-at-the-movies
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le 5 mai 2019

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