Jeanne Vaubernier (Maïwenn) est une jeune femme issue des plus basses couches de la société. Dans le climat libertin du XVIIe siècle, elle trouve vite comment user de ses charmes pour grimper les échelons. Elle accède ainsi à un certain Jean du Barry (Melvil Poupaud) qui, conseillé par le duc de Richelieu (Pierre Richard), la présente au roi de France, Louis XV (Johnny Depp, aussi puissant qu’il est mutique). Celui-ci fait de Jeanne sa nouvelle favorite. Mais les yeux et les regards de la cour ne sont pas tendres avec cette femme scandaleuse…


Il est certains films dont il est difficile de parler, tant ils semblent indissociables de la polémique dont quelques personnes se plaisent à les attacher au moment de leur sortie. Pourtant, quand ces films seront vus dans plusieurs dizaines d’années, plus personne ne se souviendra de ces polémiques stériles et on ne peut que s’en réjouir. Après avoir signalé l’existence et la vacuité de ces conflits idéologiques, plus révélateurs de l’étroitesse d’esprit d’une certaine catégorie de personnes que de l’absence de talent des artistes concernés, passons donc sous silence ces quelques remous qui ne marqueront en aucun cas l’Histoire.

D’Histoire, voilà précisément ce dont il est question dans le nouveau film de Maïwenn. Et c’est là que la tâche du critique devient délicate… Doit-on juger Jeanne du Barry plus en tant qu’objet cinématographique ou en tant qu’objet historique ? Chaque film appuyé sur des événements réels soulève une nouvelle fois cette question, mais le film de Maïwenn la soulève plus qu’à l’accoutumée. Car en effet, si on le juge selon la première ou selon la deuxième grille de lecture, Jeanne du Barry n’aura pas du tout la même appréciation.


Si l’on s’engage sur la voie historique, on aura du mal à ne pas lever les yeux au ciel un certain nombre de fois. Le Versailles représenté par Maïwenn est conforme à tous les clichés qu’on en a, et dont le cinéma ne s’est que rarement privé. On a ainsi droit à une sorte de relecture de Cendrillon sans grand intérêt, récit d’une blanche colombe égarée dans un monde où règnent l’hypocrisie et le culte des apparences. Peu originale, cette version des faits a toutefois l’avantage d’être tempérée par quelques personnages qui brouillent (légèrement) les frontières. Ainsi de Louise, la dernière fille du roi et sa préférée, qui ne bénéficie pas des dialogues les plus subtils, mais a au moins le mérite de montrer que, même dans le camp adverse se trouvent des personnages qui valent d’être sauvés. Ainsi de Laborde, peut-être le plus personnage le plus captivant du film, mais qui mérite qu’on revienne plus en détails sur lui (et sur son interprète) dans un paragraphe ultérieur.

Voir Versailles comme un « baisodrome » de luxe, où la répartition des sexes ne se fait qu’en fonction des degrés d’hypocrisie des uns et des autres (sexe et prestige pour les hommes, soumission et apparences pour les femmes) n’a rien de très original, et on se lassera plus qu’on s’énervera de voir le château royal une nouvelle fois résumé à ces bien pauvres caractéristiques. Bien sûr, que celles-ci aient réellement existé ne fait malheureusement pas l’ombre d’un doute. Croire que le Versailles des rois de France n’ait été rempli que de personnes d’aussi bas étage est probablement un de ces excès dont une Histoire un peu trop républicaine pour être honnête aime à nous assommer régulièrement.


Et pourtant, s’il est très discutable en tant qu’objet historique, c’est en tant qu’objet cinématographique que Jeanne du Barry révèle toute l’étendue de sa puissance.

Son premier grand atout réside indéniablement dans son étonnant casting. Maïwenn incarne avec beaucoup de lumière une Jeanne du Barry sans doute un peu trop solaire, mais à laquelle on peine d’autant moins à s’attacher. Sa timide effronterie, son rôle de femme forte tempérée par le doute, en font un personnage plein de délicatesse et extrêmement touchant dans sa fragilité qu’elle essaye de cacher. Peut-être plus Maïwenn que réellement Jeanne du Barry, l’actrice incarne toutefois avec beaucoup de pudeur cette « créature » qui cherche sa place dans un monde trop grand pour elle, et bouleverse les codes en oubliant que ce sont ces codes qui lui permettre d’être ce qu’elle est. On comprend aisément pourquoi ce personnage historique a fasciné à ce point l’actrice-réalisatrice, et cette dernière réussit à lui rendre l’hommage qu’elle mérite, même si on nous permettra d’aborder cette figure historique avec un peu plus de circonspection.

On pourra s’étendre des heures sur LA star du film, l’immense Johnny Depp, qui effectue ici son retour en grande pompe, dans les règles de l’art. S’il était possible d’oublier le génie de l’acteur, voilà que le film de Maïwenn vient nous l’envoyer une nouvelle fois en pleine face. On pourra évidemment s’agacer de voir un Louis XV aussi mutique, pour tenter en vain de cacher un accent américain à couper au couteau. Mais si ce mutisme ne détonne guère dans un film où chaque personnage ne compte qu’un nombre très limité de lignes de dialogue, et correspond bien à l’image de Louis XV que Johnny Depp (et derrière lui, Maïwenn) cherche à renvoyer. Depp incarne parfaitement le roi, et son visage emprunt de gravité confère au personnage la noblesse et la dignité qu’on attend de lui. Mais bien plus que cela, Depp incarne tout aussi parfaitement l’être humain qui se cache derrière la figure royale. Qu’il louche pour faire rire à distance sa maîtresse, ou qu’il esquisse un demi-sourire vite effacé, les fêlures et les tensions du personnage apparaissent avec une discrétion à laquelle Johnny Depp fait honneur. Tous ses films avaient déjà prouvé l’étendue de son génial talent d’acteur, mais Jeanne du Barry est une nouvelle pierre de taille à son édifice. La subtilité des mouvements de son visage, et surtout la profondeur d’un des regards les plus magnétiques d’Hollywood justifient à chaque plan le choix de l’acteur pour incarner Louis XV.

Toutefois, s’il est évident que Johnny Depp crève l’écran à chacune de ses apparitions, la surprise vient d’ailleurs. Elle se nomme Benjamin Lavernhe. On l’avait déjà vu dans quelques rôles de comédie amusants mais sans conséquences (j’avoue n’avoir pas encore vu Le Discours à l’heure où j’écris ces lignes). Il se trouve ici propulsé instantanément dans la cour des (très) grands. Son rôle est un des plus fascinants du film. Incarnant l’esprit versaillais dans toute sa splendeur, responsable des protocoles très guindés de la cour, Laborde fait toutefois apparaître régulièrement l’humain derrière la machine à tout faire. L’extrême rigueur de son visage, et l’art avec lequel Lavernhe l’entrecoupe par un bref regard de détresse, d’amitié ou de compassion, pour revenir aussi sec à l’impassibilité de son rang… Tout cela est rendu avec un réalisme et une émotion qu’on n’aurait pas soupçonnés. Cette émotion, elle éclate dans le final ultrapuissant du film. Voir Laborde tout faire pour garder sa dignité, sans réussir à toutefois laisser échapper une larme, a quelque chose d’incroyablement fort et marquant.


Finalement, c’est bien là que se situe tout l’esprit versaillais qu’on accusait Maïwenn de camoufler derrière les poufiasses hypocrites présentées plus haut. Présenté de manière infiniment plus subtile (peut-être trop), et donc discrète, dans le film, voilà soudain que Jeanne du Barry nous fait entrer dans l’âme de personnages dont le rôle est de ne jamais dévoiler leurs sentiments. On s’est moqués précédemment dans le scénario de l’absence de sentiments qui régnait à Versailles. On a suivi avec intérêt le parcours d’une sentimentale dans ce désert aride qu’est la cour. Mais voilà soudain que les sentiments, les vrais, ressurgissent avec une puissance inattendue. Et encore, assaisonnés d’un ingrédient qu’on ne s’attendait plus à découvrir ici : la pudeur (on n’ose écrire la « pureté »). Aux larmes non dissimulées d’une Jeanne du Barry trop exubérante s’oppose l’émotion discrète mais non moins sincère de valets entièrement dévoués à leur maître et à leur tâche. Soudain, le domestique révèle toute son âme au travers de quelques regards, quelques mots bien placés, jamais en-dehors de ce que la correction autorise. Dans cette froideur apparente surgissent alors l’émotion, entraînant celle d’un spectateur qui croyait ne jamais la voir surgir.

Et ce qui n’était jusqu’alors que l’histoire désespérément superficielle d’une femme qui aimait trop la vie pour goûter aux nécessités de la souffrance devient alors la tragédie poignante d’une femme qui ne peut plus refuser le poids d’une inéluctable déchéance, et qui doit alors l’assumer avec une dignité dont elle n’a jamais voulue. Peut-être est-il dommage, alors, que Maïwenn n’ait pas voulu s’étendre sur l’année de couvent imposée à Jeanne du Barry après son passage à Versailles. On lui sait toutefois gré d’avoir laissé la voix off nous raconter la fin de du personnage, sans occulter la trahison de son page révolutionnaire, et les contradictions d’un mouvement prônant une liberté jamais respectée en son sein.


Pour servir cette histoire plus complexe qu’elle n’y paraît de prime abord, Maïwenn a recours à une mise en scène d’une élégance folle. Ce mélange de rigorisme et d’exubérance se retrouve constamment dans la caméra très maîtrisée de la réalisatrice, qui nous promène avec une aisance étonnante dans ses décors somptueux. Allant de la comédie à la tragédie, le film de Maïwenn se révèle constamment plus fin qu’on ne l’attendait. Le recours à la caricature est toujours à déplorer, mais la photographie sait capter le moindre mouvement qui contredit les apparences, et Jeanne du Barry se transforme presque par moments en un véritable jeu de piste pour savoir si un geste un peu trop appuyé ou légèrement déplacé d’un personnage va révéler des sentiments insoupçonnés et impossibles à montrer à la cour. Un simple regard, un léger sourire, une main expressive… Tout est là pour nuancer le portrait hypocrite et mensonger qui est dressé de la cour.

En outre, on ne peut pas ne pas applaudir le formidable travail de Stephen Warbeck à la musique, qui nous offre une musique originale de toute beauté, maniant admirablement l’art du pastiche tout en tirant les compositions vers quelque chose de plus moderne, mais pas anachronique. Ce sont les notes de Warbeck qui achèvent de faire de Jeanne de Barry un aussi bel objet cinématographique.


Et si l’on déplore toujours une vision historique quelque peu caricaturale des choses, la dignité et la pudeur dont Maïwenn fait preuve lorsqu’il le faut convainquent que cette nouvelle œuvre mérite bien plus qu’un simple regard lassé et superficiel. Car là, quelque part, sous les dentelles, les perruques et la poudre se cache la vérité de personnages en quête de sens. Là n’est pas le moindre des mérites de Maïwenn : si elle trahit parfois l’Histoire, jamais elle ne ment.





Tonto
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le 23 mai 2023

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