Bruno Dumont, funambule du cinéma français

Est-ce que je conseillerais à un ami de voir Jeanne (ou Jeannette, le précédent film de Bruno Dumont) ? Probablement pas. Il faut être parfaitement honnête, Jeanne n’est pas pour tout le monde. Voir ce long métrage est une expérience clivante. En revanche, s’il s’agit de savoir si l’expérience a au moins été plaisante, je réponds oui, sans hésiter.


M. Dumont est seul. Ou plutôt il est unique. Personne ne fait du cinéma aussi librement que lui. En un peu plus de vingt ans, il s’est largement affranchi des règles académiques, pour élaborer un langage cinématographique qui lui est propre. C’est peu dire qu’à côté de lui, les autres figures de proue du cinéma français (et pas seulement français), passent pour des emperruqués. Il est assurément le cinéaste le plus "punk" de sa génération.


J’ai vu Jeannette il y a peu, son précédent film consacré à l’enfance de Jeanne d’Arc. Sur le papier, il était impossible que ce film me plaise. Une comédie musicale médiévale, du hard rock, pensez donc! Et pourtant j’ai été absolument conquis. J’en profite ici pour vous recommander de voir les films dans l’ordre de parution.


J’entrai dans la salle, avant la projection de Jeanne, plein d’espoir mais aussi de crainte. À force de marcher sur une ligne de crête, M. Dumont n’allait il pas finir par perdre l’équilibre? Ne prenait-il pas trop de risques? Faire un film (un deuxième!) sur Jeanne d’Arc, c’est tout de même marcher dans les pas de Dreyer et de Bresson. Certes, le film s’appuie sur des textes de Péguy, mais le texte n’est pas tout.


Parler du scenario dans cette critique ne m’intéresse pas. L’histoire de Jeanne d’Arc est connue, c’est un mythe français. Ce qui me fascine dans le cinéma de Bruno Dumont, c’est cette générosité qui dégouline à l'écran. Il semble s’adresser directement au spectateur, il l’invite presque à participer au film. Son art se donne un air d’amateurisme, avec des acteurs qui jouent le texte, littéralement, au sens ludique du mot. des décors beaux mais simples, pas de cascade, pas d’esbroufe. Le réalisateur s’allège de tout souci de vraisemblance. Ce qui importe ce n’est pas le détail historique, ce n’est pas non plus le contenu intellectuel du film. Ce qui compte avant tout c’est le jeu. Celui des acteurs, celui du metteur en scène, le jeu avec le spectateur. Je me suis rarement senti aussi engagé que lors du visionnage de Jeannette, puis de Jeanne.


Quelques moments de grâce déchirent la toile, parfois je ris. Même les larmes grattent le coin de l’oeil en hésitant à tomber. Mais pour compléter ce qu’il faut bien appeler une éloge du cinéma de Bruno Dumont, il me faut rendre justice à celle qui incarne Jeanne, dans les deux volets relatant l’histoire de la "Pucelle d’Orléans" : Lise Leplat Prudhomme. Son regard dur et habité contraste fortement avec le visage juvénile d’une enfant de onze ans. On oublie aisément son très jeune âge lorsqu'on la voit revêtue d’une armure de combat, montée à cheval, ou qu’elle fait férocement face à ses accusateurs pendant son long procès. À l’écran, elle ne faiblit jamais, jamais elle ne s'éteint. Inconsciemment, son visage sera désormais associé dans ma mémoire à celui de Jeanne ‘Arc.


Devant certaines scènes de Jeannette ou de Jeanne, j’hésite à rire. Devant d’autres je pouffe franchement. On est quelquefois les deux pieds dans le grotesque. C’est la preuve d’un certain sens de l’autodérision de la part de Dumont. Cette façon de se rabaisser à la hauteur du quidam, de réhabiliter le ridicule au cinéma, me le rend infiniment sympathique. Jeanne abolit la distance entre le cinéaste et son public. J’ai l’impression que les autres metteurs en scène, même lorsqu’ils réalisent une comédie, n’aiment pas beaucoup que l’on rie d’eux. C’est à mon avis ce qui rend le film clivant. Le public est trop peu habitué à pouvoir « toucher » de si près le cinéaste derrière le film.


Par les choix qu’il fait, Bruno Dumont se place radicalement en marge du cinéma français. La direction d’acteur est fort troublante pour qui est trop habitué au réalisme. Les dialogues sont très littéraires, les décors répétitifs, en rapport lointain avec le scénario du film. La bande originale ne correspond pas à ce qui est actuellement à la mode. Aucun "sujet de société" n’est abordé frontalement. Mais son cinéma est une matière vivante, mouvante, sensible. La grâce apparait là où on ne l’attend pas, comme par accident. La beauté de Jeanne est paradoxale. À moi, elle apparaît comme une voix entendue lors d'une ballade en forêt, un miracle discret dans le cinéma contemporain. Merci M. Dumont.

EdPays
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le 1 oct. 2019

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Ed Pays

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