Quand la ville dort.
Je suis une ville endormie, dans laquelle le moindre désir de fuite, d'escapade, de mouvement contre système, aussi petit et anodin qu'il soit, prend une dimension folle et déraisonnée. Je suis une ville endormie, un empilement de strates culturelles, d'événements historiques majeurs et mineurs qui dorment sous terre et attendent d'être ranimés. Je suis une ville endormie, et cache mon côté face à ceux qui veulent encore bien tenter de l'explorer et leur laissant le privilège de gouter des saveurs et de réinvestir mes lieux de façon différente.

Lorsque Théo et Anna après leur rencontre lors d'une soirée, et sur un coup de tête franchissent les grilles du parc des Buttes-Chaumont pour y passer la nuit, ils sont portés par un désir spontané, celui un peu fou provoqué par un désir amoureux soudain. Ce sont alors des contrebandiers, des rebelles, ils bravent l'interdit, transgressent les règles, aspirent le temps d'un instant, puis d'une nuit, puis de toutes les nuits, à un besoin de liberté, de cassure. Ce qui pourrait n'être, ailleurs, qu'une action banale, au fond ce n'est rien de plus qu'aller dormir à la belle étoile, devient ici, dans Paris, derrière des grilles et dans un lieu clos, une action anormale. Selon les termes de la sœur d'Anna.
Ce n'est pas normal de dormir dans un parc, c'est interdit.
Il y a dans cette action le sentiment de se sentir autre, de faire quelque chose d'exceptionnel, de survoler. Du haut de leur parc ils contemplent Paris dormir. On peut partir, hors de Paris, se retrouver au bord de la mer sur une plage, mais ce n'est pas pareil, ce n'est pas le même geste, ça n'a pas la même saveur.
Ce qui n'était alors qu'un jeu devient peu à peu un besoin vital, une drogue. Ils ne peuvent plus s'en passer, reviennent chaque nuit, s'ancrant à chaque fois un peu plus dans la géographie et le mystère du Parc. Ce dernier exerce sur eux une fascination et une attirance de plus en plus forte. C'est leur coin à eux, c'est leur bulle d'oxygène, le seul endroit où Théo parvient à respirer sans assistance.
Peu à peu ils se l'approprient, rejettent les intrus et sont prêts à tuer pour préserver leur coin de paradis.
Le film dessine une mythologie particulière, imprimant sur une réalité très concrète un mysticisme et un aspect fantastique étonnant. Il s'ouvre de manière didactique, en présentant le parc, sa géographie et son passé. On y voit les usages d'hier et d'aujourd'hui, on sous entent un mystère enfouis. Et sur ces images inanimées vont venir s'installer celles engendrées par les actions du couple. D'une certaine manière le film débute de façon borzagienne : il s'agit de trouver un lieu coupé du monde, ou en lien indirect avec lui, afin d'y faire éclore et de préserver un amour fou. Pourtant il change de direction et de propos. Ce n'est plus tant le couple qui importe, c'est l'interaction avec le lieu, s'y trouver happer tout en se nourrissant de lui. Ainsi le film évolue comme un vrai film de genre. Avec autant le côté extatique du loup garou sous la pleine lune que celui de la morsure du vampire (rôle ici joué par le parc). Comme très souvent, il y a aussi un côté Lewis Caroll, le passage de la grille en écho de celui derrière le miroir. Offrant un tout nouveau monde, mystérieux, dangereux, exaltant. Mais c'est aussi un film de pirates, pour de multiple raisons, l'air du large, le trésor à protéger, l'interdit à braver, des lieux à explorer.
C'est aussi un beau film sur la nuit, la nuit et son propre univers, son propre paysage et ses propres règles. Là encore Lewis Caroll.

Je regrette le fait de voir le film se dévoiler parfois un peu trop, ne préservant pas assez son étrangeté et son mystère (je trouve la séquence du psychiatre de trop par exemple) ou se raccrochant un peu trop à son écriture (la maladie de Théo par exemple), mais c'est un beau film.
Teklow13
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le 17 juin 2012

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Teklow13

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