Les archives James Bond, dossier 1: Ne pas faire de Connery

Quotient James Bondien: 6,92
(décomposé comme suit:)
 
BO: 10/10

A la fois très simple et très difficile à noter. Parce que sur la longueur, ce n'est évidemment pas la bande originale la plus folle, et même si Kingston Calypso, Jump Up ou Under the Mango Tree font complètement parties du souvenir impérissable que laisse le film, on pourra s'accorder sur le fait qu'on trouvera plus consistant par la suite. Oui, mais voilà. Le James Bond thème a été trouvé dès ce premier film. Et ça, ça vaut tous les 10 du monde.
 
Titre générique: 5/10
Il y en a donc pas vraiment, et en même temps y a le meilleur d'entre tous. Ça commence avec ZE thème (voir la section post-prod, pour savoir pourquoi) puis ça change deux fois. On sent que la peinture de la formule n'est pas encore sèche.
 
Séquence pré-générique: 5/10

Il n'y en a pas (d’où la note neutre). Sauf si on considère le Gun barrel comme une séquence à part entière. Parce que là encore, il y a une idée immortelle. Merci à Maurice Binder.
 
Générique: 7/10
Ce n'est pas encore ça, et c'est pourtant déjà presque là. Certes, ces petits points colorés sont graphiquement dans l'air du temps et rendrait presque ce premier générique anecdotique, jusqu’à ce qu’on bascule, en même temps que la musique, sur des silhouettes tout aussi colorées qui dansent et se mêlent. L'empreinte des génériques Bondiens est en gestation.
 
James Bond Girls: 9/10
Bien entendu, si Honey Rider apparaissait telle qu'elle le fait dans le 9ème ou le 18ème James Bond, nous ne pourrions être aussi généreux dans la note. Mais l'arrivée d'Ursula Andress sur la plage reste un moment inoubliable de l'histoire du cinéma. On ne peut d'ailleurs pas en dire autant de miss Taro ou de Sylvia Trench.
 
Méchant(s): 8/10

No est le premier vilain Bondien (une sorte d'archétype qui coche énormément de cases) et il est réussi. Il apparait tard dans l'histoire, ce qui lui permet d'exister comme une ombre menaçante pendant une bonne partie du récit, et son look et sa personnalité marquant la pellicule. Avec une courte mais excellente interprétation Joseph Wiseman.
 
Cascades: 6/10
Rapides ou en partie camouflées (comme celle ou la voiture de Bond passe sous l'excavatrice, au risque de la vie du cascadeur Bob Simmons), les moments d'action, efficaces, ont permis au film de marquer les esprits en 1962.
 
Scénar: 7/10

Malgré plusieurs moutures dont certaines s'éloignaient trop du roman original au goût de Cobbi Broccoli, l'ensemble reste finalement parfaitement dans l'esprit de Fleming. La première heure est constituée d'une enquête (assez simple) que l'on retrouvera assez peu par la suite, et l'ensemble reste relativement cohérent.
 
Décors: 8/10

D'autant plus remarquables qu'il s'agit bien évidemment du plus petit budget de l'histoire de la saga. Ken Adam accomplit des miracles avec des moyens plus que limités. Pour comparaison, le seul volcan de On ne vit que deux fois, l’épisode 5, aura couté à lui seul autant que le film entier ici (pour plus de détail, voir les sections pré-production et tournage).
 
Mise en scène: 8/10
Il ne sera jamais assez répété que Terence Young a imprimé sa marque indélébile sur la version cinéma de James Bond. Une multitude de détails, qui ont permis à la série de devenir ce qu'elle est 60 ans après, sont à mettre à son crédit. Son influence va bien au-delà des cadrages et des choix de mise en scène, de son influence sur le montage ou de sa façon d'utiliser l'espace. Nous y revenons plus loin.
 
Gadgets: 2/10
Aucun, si ce n'est à considérer que son Walter PPK ou qu'un compteur Geiger sont des gadgets.
 
Interprétation: 8/10
Parmi toutes ces petites choses qui ont fait basculer l'histoire des 007 de possibles oubliettes vers la plus grande popularité mondiale possible, il y a bien sûr la performance de ce jeune écossais inconnu dont United Artists n'a d'abord pas voulu. Autour de lui, d'autres acteurs rendent une copie impeccable.
 
 
JAMES BOND ROUTINE:
 
- Drague: James Bond arrive, James Bond est là ! Et dès ses premières aventures (à l'écran bien sûr, puisqu'il explique en début de film qu'il est dans le circuit depuis 10 ans) il séduit déjà tout ce qui bouge: Sylvia Trench, Miss Taro (qui le voulait bien et qui se fait un peu avoir) et surtout Honey Rider. La bête transpire (déjà) la confiance en soi.


- Plus loin que le bisou ? Oui, dès 62, Bond met les filles dans son lit, au moins pour les deux premières citées. Pour Honey, on ne peut que subodorer…
 
- Bravoure: Pas grand-chose à se mettre sous la dent, puisque Bond se défend et réagit face à l'adversité avec la sagacité et la précision qui allait faire sa marque de fabrique, mais il n'y a pas encore de moment ébouriffant de ce point de vue. Il prend quand même le temps de retrouver Ursula quand le repère de No tombe en pièces.


- Collègues présents: On évoque l'existence des 00 avec M, mais rien de plus.
 
- Scène de Casino ? La toute première, et c'est même celle ou Bond apparait pour la première fois à l'écran. Champagne !


- My name is Bond, James Bond: Au cours du même moment, pour un autre instant inoubliable de l'histoire du cinéma.
 
- Shaken, not stirred: Deux mentions dès ce premier épisode ! C'est d'abord un serveur qui évoque un "mixed like you said sir, not stirred" puis No lui-même qui évoque la formule pour faire savoir à son adversaire qu'il le connait bien.


- Séquence Q: Pas encore, mais M fait intervenir l'armurier, Boothroyd (du nom d'un vrai passionné d'armes anglais qui s’était permis de faire remarquer à Fleming que son choix de revolver dans les romans était très mauvais). Une sorte de proto-Q, en quelque sorte.
 
- Changement de personnel au MI6: Rubrique inutile ici, puisque le MI6 débarque sur nos écrans ! Bernard Lee et Lois Maxwell sont de très bonnes pioches, et incarneront des M et des Monneypenny marquants et durables.
 
- Comment le méchant se rate pour éliminer Bond: Après deux ou trois essais à distance, No le premier commet la bêtise insondable de mettre Bond dans une cellule en arguant benoitement "qu'on en pas fini avec lui", alors qu'il suffisait de lui coller une bastos entre les oreilles. Ha..! La face du cinéma eut été bien différente s'il avait eu un peu plus de jugeote… (mais on sent que comme tant d'autre, il veut flatter sa vanité en gardant un tel adversaire sous le coude et lui faire admirer l'infinie puissance de sa vilainie…)
 
- Le même méchant tue-t-il un de ses sidekicks ? Non, la chose ne se pratiquait pas encore en ces temps inauguraux.
 
- Nombre d'ennemis tués au cours du film: 7. On part quand même sur de bonnes bases. Et le meurtre du professeur Dent a marqué son auditoire. Et son temps.
 
- Punchline drolatique après avoir éliminé un adversaire ? "Je pense qu'ils se rendaient à un enterrement" est le premier "killer pun" d'une légendaire série.
 
- Un millésime demandé ? Bond répond à No qu'il préfère le Don Perignon 53 à celui que lui propose son ennemi (un 55. Le rustre.)
 
- Compte à rebours ? Oui, mais il ne concerne que la réussite du plan du vilain (prendre le contrôle des fusée de Cap Canaveral) non une explosion finale. Mais ça compte quand même.


- Véhicules pilotés: Une voiture, et deux bateaux (un à rame et un à moteur). Démarrage modeste.
 
- Pays visités: La Jamaïque. Uniquement. Le côté globe-trotteur arrivera juste après.
 
- Lieu du duel final: La base cachée du méchant ! Une grande première !


- Final à deux dans une embarcation perdue en mer ? Oui, c'est parti. Et avec Ursula c'est une chouette façon de lancer la série.
 
DU PAPIER A LA PELLICULE
 
L'anecdote est connue: avant que le président Kennedy ne mentionne Fleming parmi ses auteurs préférés dans un article dans Life en 1961, le héros anglais est surtout un succès à l'intérieur de ses propres frontières. L'auteur enchaine les sorties qui emballent les foules anglaises depuis 1953. Certes, une première adaptation de Casino Royale a été tentée en direct à la télévision américaine en 1954, avec Barry Nelson incarnant un Jimmy Bond un peu sage, et un Le Chiffre aussi effrayant que peut l'être Peter Lorre (visible ici), mais autant dire que la chose n'avait pas en son temps déclenché l'adoration des foules.
 
De fait, quand le nom de Bond devient soudain populaire auprès des lecteurs américains, un ou deux producteurs se disent qu'il serait temps de passer aux choses sérieuses et envisager un travail digne des romans sur grand écran. Le premier à décrocher un contrat avec un des agents de Fleming est Harry Saltzman. C'est un producteur canadien en activité en Grande Bretagne qui a financé des drames à tendance naturaliste remarqués (qui ont plu au clan Fleming) mais qui n'ont jamais triomphé au box-office. Il se dit qu'il tient là, en cas de réussite, l'occasion de financer ses propres projets, plus intimistes. Seulement, le premier deal signé comporte une option qui expire très rapidement. Il lui faut trouver un associé immédiatement opérationnel.
 
De son côté Albert R. Broccoli (Cubby pour les intimes) est un spécialiste des films d'action très rentables, qui a de nombreuses connexions avec Hollywood, pour avoir notamment travaillé avec le RKO, et a co-dirigé avec Irvin Allen une maison de production très efficace, les Warwick Films. Il veut lui aussi obtenir les droits des romans de Fleming mais rage de s'être fait devancer par Saltzman. Il rencontre ce dernier pour essayer de lui soutirer l'exploitation des films, désireux de travailler en solo. La rencontre donnera pourtant naissance au duo qui est entré dans l'histoire, et se sellera par une poignée de main, avec un accord de partage à 50/50 sur tous les bénéfices.
 
La production doit se lancer dans les plus brefs délais, pour ne pas perdre la possibilité obtenue par Saltzman d'exploiter tous les romans sortis à date (sauf Casino Royale, qui est donc déjà passé à la télé, et Opération Tonnerre, sur lequel repose un litige juridique (sur lequel nous reviendrons dans nos dossier 4 et 13 bis), mais l’accord prévoie également la possibilité d'inventer des histoires avec le héros, et enfin, le choix de se retourner vers la télé si le cinéma ne marche pas.
Deux sociétés sont rapidement montées, Danjaq (avec les premières lettres des deux prénoms des deux femmes des producteurs)  qui détient les droits des livres, et EON productions (qui ne signifie pas Everything or Nothing, comme l'on cru tant de gens) qui se charge de la production des films.
 
Ne reste plus qu'à régler quelques menus détails sans importance: choisir le premier roman à adapter, réunir une équipe, trouver un réalisateur… ah, et oui, trouver un acteur pour incarner le célèbre espion.
 
PRÉ-PRODUCTION
 
Un premier choix doit donc être fait entre Dr. No et Opération Tonnerre. Saltzman et Broccoli ont une préférence pour le second, qui est le succès le plus récent de Fleming. Mais les contraintes budgétaires qui sont les leurs (321227 livres pour le film, soit un minuscule million de dollars) font pencher la balance du côté de No, moins gourmand en frais (un seul lieu de tournage extérieur, un seul lieu à créer en studio).
 
S’ils lancent un scénariste sur chaque adaptation (Wolf Mankowitz, qui a permis leur rencontre, sur No et Richard Maibaum sur Thunderball), les démêlés juridiques liés aux droits d’Opération Tonnerre, semblent devoir s’inscrire dans la durée, et finissent de convaincre notre duo de producteurs que ça sera Dr. No (pour faire rapide concernant Thunderball, Fleming avait co-écrit avec deux scénaristes ce qui aurait dû devenir un scénario de film, avant de finalement le transformer en roman sous son seul nom).


Maibaum laisse tomber son travail et s’associe à Mankowitz pour peaufiner No. Les versions se succèdent (augurant ici d’une longue tradition) et une de celles qui sera rejetée deviendra célèbre pour avoir essayé de transformer No en singe. Saltzman et Broccoli se serviront de cet argument pendant près de 15 ans pour couper court à toute proposition qu’ils jugeront hasardeuse de la part de leurs scénaristes, en concluant par « Souviens-toi. No était un singe ! »
Fleming assiste dès qu’il peut aux réunions préparatoires, en se gardant bien de prendre la parole. Néanmoins il enverra à Cubby Broccoli un mémo détaillant ce qu’il considère être les fondamentaux du personnage de Bond. Cubby gardera précieusement le document et s’en servira comme référence jusqu’à la fin de sa carrière de producteur.
 
Après avoir essuyé quelques refus (comme celui de Guy Hamilton, qui finira pourtant par accepter deux ans plus tard pour Goldfinger, une fois le projet définitivement couronné de succès), le choix du réalisateur se porte sur Terrence Young, et il s’agit d’une première étape décisive dans l’histoire du succès de la franchise.
 
En effet, Young a déjà travaillé avec Broccoli, avec qui il s’entend à merveille, au sein de la Warwick. L’aspect décisif de ce choix est qu’on ne pouvait sans doute pas trouver plus Bondien dans la vraie vie que Young. Il a connu la guerre et a pratiqué les arcanes de l’establishment anglais, aime les belles voitures, se fait parfois servir une coupe de champagne en plein tournage d’une scène d’action, et se fait appeler à longueur de journées par des… amies qui ne cessent de faire leur entrée dans son répertoire. Ce style de vie sera aussi important pour donner de l’épaisseur à un personnage qui n’existe encore que sur le papier que pour guider un jeune acteur sans la moindre expérience de cet univers, et qui va être choisi après lui.
 
Young, c’est un signe de la confiance que le projet lui inspire, refuse (comme le fera Binder en charge des génériques) de toucher un pourcentage à venir sur les recettes du film, et opte pour un salaire fixe, dont il touchera une large avance, dépensée avant même le premier jour de tournage.
 
Le jeune acteur choisi, un certain Sean Connery, le sera après que nos producteurs aient essuyé quelques refus, ou rejeté des contraintes jugées trop pénalisantes. Cary Grant était OK, mais pour un seul film. James Mason en voulait deux maximum. Roger Moore est déjà envisagé mais est jugé trop jeune et tendre. Hésitant, Broccoli montre Darby O’Gill and the little People à sa femme, qui n’hésite pas une seconde, et pousse Cubby à embaucher ce jeune homme qui possède, à son goût, le côté magnétique et animal nécessaires au rôle.
L’entretien se passe bien, si l’on excepte le fait que Connery refuse de faire un bout d’essais et se bat comme un chien pour obtenir le salaire qu’il juge décent (on verra que ce genre de problème ne va jamais totalement disparaître, et envenimer durablement les relations entre l’acteur et ses producteurs). Une fois la poignée de main échangée, Saltzman et Broccoli annonce leur choix à United Artists, avec qui ils sont associés pour la distribution américaine, ce qui leur vaut une réponse restée célèbre, leur demandant de continuer à chercher (keep trying !). Obstinés, ils se tiendront pourtant à leur décision, pour le plus grand bonheur des futurs fans de James Bond.
 
Terrence prend donc Sean sous son aile, à Londres d'abord, en l'habituant aux jolies fringues des grands tailleurs (il lui demande de dormir dans le costume qu'il lui fait faire) et l'invite dans divers restaurants de haut vols pour être à l’aise avec le meilleur, qu'il s'agisse de nourriture ou de boisson. Connery se montre un élève dévoué et motivé jusqu’à Kingstown, quand les deux désormais compères arriveront une semaine avant le reste de l'équipe, pour se familiariser avec les lieux.
 
Pendant ce temps, Broccoli réuni une grande partie de son ancienne équipe de l'époque Warwick, dont notamment le déterminant Ken Adam, en charge des décors. Le scénario continue de se modifier, encore et encore, ce qui vaudra un des premiers coups de gueule homérique de Broccoli, ce dernier reprochant à son partenaire Saltzman, qui devait superviser cette partie-là du projet, de s'être complètement éloigné du roman. Cubby demande finalement à Terrence Young de remettre les choses d'aplomb. Quand Mankowitz, un des deux scénaristes originaux, voit le résultat final, il va demander que son nom soit retiré du générique, certain qu'on se dirige vers un flop retentissant. Quand, quelques mois plus tard, il verra le résultat final à l'écran, soufflé par ce qu'il voit, il demande à être réintégré. Notre duo lui répond que c'est trop tard, le générique étant réellement bouclé à ce moment-là.
Bad move.
 
Broccoli s'active surtout pour compléter le casting. Pensant à Noel Coward pour le rôle de No, il demande à Fleming lui-même, copain de l'acteur avec qui il partage ses virées jamaïcaines, de lui transmettre son intérêt. La réponse de Coward est aussi sèche que rigolarde: « No ? No ! No ! No ! »
Au même moment, Cubby a un flash en tombant sur une photo que John Derek a envoyé à la production pour faire la promo de sa femme, débutante dans le métier, une certaine Ursula Andress. Cette dernière, une fois contactée, se demande si elle sera a à la hauteur, mais Kirk Douglas, qui passe chez elle ce jour-là, jette un œil au script, et en éclatant de rire, lui conseille de foncer, puisque c'est facile et fun.
 
Dernière pièce essentielle du puzzle, et non des moindres, Monty Norman est définitivement convaincu par Broccoli de travailler sur la musique du film quand ce dernier lui propose de venir avec sa femme se joindre au tournage en Jamaïque, aux frais de la production. Certains arguments sont plus percutants que d'autres.


Tout ce joli monde peut s'envoler, début janvier 62, vers la petite ile du bout du monde.
 
TOURNAGE
 
A peine arrivé, et pendant que Connery bosse tous les soirs avec sa doublure cascade Bob Simmons (celui-là même qui incarnera la toute première silhouette dans le gun barrel) sur les séquences de bagarre, Ken Adam (non non, pas celui qui tente d'être un humoriste français) est renvoyé en Angleterre pour préparer les décors du repère de Dr. No, car rien n’est possible sur place.
 
A la Jamaïque, on improvise beaucoup, et c'est aussi la méthode Terrence Young. Parmi les multiples apports du réalisateur anglais au personnage, en plus de tout ce qu'on a déjà dit dans sa relation avec Connery, il y a aussi cette façon qu'aura Bond de ponctuer une scène d'action violente par une phrase cynique ou décalée (qui certes tournera après quelques films à l'auto-parodie, mais comme bien d’autres éléments caractéristiques de la saga). La première de ces punchlines "à mon avis ils devraient se rendre à des funérailles" sera donc une inspiration du moment. Très rapidement, Connery et Young, s'entendant comme larrons en foire, rivaliseront dans ces fulgurances, et on pourra estimer que leur apport dans ce domaine sera de l'ordre du 50/50.
Même si c’est à Young qu’on peut attribuer le jeu du chapeau sur le porte-manteau, ou le "vous n'aviez que 6 coups" (un choix qui est fait entre trois version du meurtre de Dent par Bond).
On improvise aussi sur les cascades, et quand Bob Simmons passe sous l'excavatrice (pour une scène largement charcutée à l'écran), l'équipe ressent des sueurs froides rétrospectives quand on constate que le sommet du crâne du cascadeur est passé vraiment très près de l'engin.
 
Deux anecdotes amusantes concluent le premier tournage Bondien en extérieur.
C'est d'abord l'équipe qui intime par porte-voix à deux promeneurs sur la plage de se coucher pour ne pas apparaitre dans le cadre. Pour se rendre compte peu après qu'il s'agissait de Fleming et son pote Noel Coward (le même qui avait refusé de jouer le rôle de No, on s’en souvient) venus voir comment se passait le tournage sur la plage près de chez eux.
C'est ensuite Ursula Andress qui est arrivée blanche comme un cachet d'aspirine sur le tournage, une couleur de peau peu crédible pour une pêcheuse locale de coquillages, et qui devra se faire maquiller l’intégralité du corps tous les matins, déclenchant un ballet incessant de grooms apportant le plateau du petit déjeuner de l'hôtel qui accueille l'équipe du film, chacun voulant pourvoir jeter un œil à l'actrice en pleine… préparation. Cette même Ursula, plutôt à l'aise dans les scènes physiques, mais totalement terrorisée quand il s'agit de réciter son texte, sera en permanence rassurée et protégée par Connery avec qui elle restera amie toute sa vie.
Son accent étant jugée peu convaincant, elle sera post-synchronisée par une autre actrice pour la version finale (comme tous les personnages jamaïcains).
 
Il s'agit de s'activer en Angleterre pendant qu'on termine les scènes à la Jamaïque. Saltzman et Broccoli, qui aiment se répartir les rôles en mode bad cop / good cop (dans ce même ordre) obtiennent un accord avec le studio Pinewood (studio qui deviendra emblématique de la série jusqu'à ce jour), accord comprenant l’utilisation de ses équipements et de son personnel.
Bernard Lee qui allait interpréter M est signé le jour où l'équipe est de retour en Grande-Bretagne. Loïs Maxwell est embauchée dans la foulée alors que c'est elle qui sollicite Young pour décrocher n'importe quel job, à la suite d'une lourde maladie de son mari. Ayant eu le choix entre le rôle Sylvia et Moneypenny, elle choisit le second non pas parce qu'elle espère qu'il sera appelé à durer (on en sait rien à ce moment-là, et elle est loin de s’imaginer qu'elle campera la secrétaire du MI6 14 fois !) mais parce qu'elle ne veut pas apparaitre à l'écran habillée du seul haut de pyjama de Bond.
 
Ken Adam a travaillé comme un fou pendant le tournage dans les îles, avec très peu de moyens. A titre d'exemple, sa composition de l'antichambre, qui marquera tant les esprits (avec la fameuse ouverture au plafond) a été réalisée alors qu'il ne lui restait plus que 450 livres de budget. Le plan avec les opérateurs radios qui reçoivent l'appel de la Jamaïque a été possible grâce à un prêt d'une entreprise fabriquant ce genre de console, juste avant qu'elles ne soient expédiées en Inde pour réellement servir !
Partout et tout le temps, on utilise un mélange d'astuces et de débrouilles: pour donner une impression de grandeur dans les décors, on utilise des enfants habillés en garde (sans oublier de faire venir leur instituteur sur le plateau pour qu'ils ne perdent pas leur journée d'école), et on récupère des images d'archive de poissons pour agrémenter le repaire de No, avec un effet loupe. Ce qui fera dire au méchant que ces poissons se croient plus grands que ce qu’ils sont réellement.
On se paye même le luxe d'introduire des private-jokes à l'attention du public anglais, en reproduisant (sur la base d'une carte postale) un tableau célèbre qui avait été volé, ce qui avait défrayé la chronique quelques mois auparavant.
 
Et toujours, on s'adapte aux circonstances: comme les crabes qui devaient menacer Andress attachée dans le repaire de No sont arrivé congelés dans l'avion qui les importait, on opte pour des simples eaux qui montent sur les jambes de l'actrice. Mais la production n'oubliera pas de se faire un festin de crabes à auquel tout le monde sera convié, le soir même.
Le dernier exploit d'Adam consiste à avoir pu visiter une installation nucléaire anglaise et s'en inspirer pour la grande salle du repère de No, ce qui ne manquera pas d'impressionner Fleming.
 
Un dernier mot sur une autre signature impérissable de la saga: Maibaum avait placé le fameux "Bond, James Bond" dans sa version du script d'Opération Tonnerre. Formule qui n'avait été utilisée que deux fois par Fleming dans ses ouvrages. L'adaptation étant abandonnée, on la récupère pour No.
Ça aurait été dommage de l'oublier.
 
POST-PRODUCTION
 
Monty Normal n'a pas chômé pendant ses vacances studieuses jamaïcaines, puisque, ayant demandé un piano dans une salle aveugle, il s'est enfermé pendant plusieurs jours et en est ressorti avec une petite ligne mélodique accrocheuse, adaptée d'une comédie musicale sur laquelle il avait travaillé auparavant (The House For Mr. Biswas). L'idée plait mais elle manque de punch. De retour en Angleterre, la date de sortie finissant par approcher dangereusement, on fait appel à John Barry (qu’un des membres de l'entourage de Broccoli avait côtoyé) pour essayer de trouver quelque chose de définitif, Norman ayant rejeté fermement l'idée d'utiliser Under the Mango Tree pour le générique de début.
Barry ré-orchestre l'idée de Norman, en y ajoutant la partie symphonique centrale. Il fait jouer son guitariste Vic Flick pour la ligne mélodique terriblement iconique du thème, et cet enregistrement, réalisé dans l'urgence restera pour Barry lui-même LA version de référence.
 
Le son étant calé, reste à parfaire l'image du générique. Maurice Binder est appelé car il avait bluffé Saltzman et Broccoli avec son boulot sur Ailleurs l'herbe est plus verte, avec ses bébés évoquant les acteurs adultes. Il commet lui aussi la bêtise de choisir un salaire fixe et travaille non seulement sur le générique mais aussi la séquence d'ouverture, le fameux gun barrel qui lui posera pas mal de problèmes techniques à surmonter.
Pour la partie marketing, Joe Caroff a l'idée du logo associant le 7 au canon de revolver.
La légende est en marche.
 
Le premier screen-test (pratique absolument jusqu'alors inconnue en Grande-Bretagne) provoque des réactions déchainées. Le succès sur le marché local rassure mais trouve une explication somme toute logique: le héros est 100% british. Qu’en sera-t-il pour le reste du monde ?
En Europe, le succès du film tient entre autre à une idée au départ farfelue, mais qui ira fait couler pas mal d'encre surtout du côté italien, quand la production envoie Connery faire sauter la banque dans un casino proche de Turin, dans un coup monté complètement manigancé à l'avance. On avait annoncé aux tabloïds la présence de la nouvelle sensation Sean Connery pour un happening dans un casino huppé…
Aux Etats-Unis, nerfs de la guerre, la partie est plus compliquée. United Artists, qui continue à ne pas complètement croire au succès populaire des aventures d'un espion anglais, commence par distribuer le film dans des coins perdus du pays (comme des drive-in en Oklahoma) pour faire croire à des screen-test en grandeur nature. Devant les réactions du public, un immense lancement national est décidé, UA affirmant qu'ils n'avaient jamais douté de la viabilité du projet !
 
On le voit, c'est un miraculeux mélange de savoir-faire et de réussite (les bonnes personnes aux bons postes) qui lance la saga James Bond. Le film rapporte rapidement 20 fois la mise initiale (soit 20 millions de dollars) et presque tout le monde est estomaqué par le succès du film (qui aurait pu être un sympathique nanar de plus) d'United Artists à Sean Connery, en passant par Ian Fleming lui-même.
 
De toute façon, joueurs à l'extrême, les deux producteurs avaient lancés, avant même le succès américain de leur héros, la production du James Bond 2.
 
LA CAUSERIE FINALE AU COIN DU FEU D'ONCLE NESS
(Un feu qui a pris autour de quelques troncs de palmiers, déclenché par une drôle de machine déguisée en dragon qui le prend en chasse, alors qu'il mettait fin a une poursuite échevelée en voiturettes de golf sur une plage antillaise après avoir sauvé la femme du magnat de l'édition des griffes de ce dernier)
 
On a l'impression, surtout 60 ans après, que le succès était écrit, voire inévitable, alors que c'est tout le contraire.
Les indices d'une possibilité de crash en plein vol sont légions et les acteurs même de ce succès phénoménal ont été nombreux à ne pas y croire: Terrence Young et Maurice Binder qui demandent des fixes à la place de pourcentages, Wolf Mankowitz qui souhaite voir retirer son nom de l'affiche. Sans parler de la cohorte de personnes approchées qui ont décliné l'offre qui leur avait été faite de participer. Sans compter tous ces acteurs, réalisateurs qui, on l'a vu, ont préféré laisser passer leur tour, ou United Artists qui a fait la fine bouche jusqu'au bout, ne croyant ni dans le choix de cet acteur inconnu, ni dans ce personnage violent et… anglais.
 
Il est presque impossible d'imaginer James Bond comme une des multiples tentatives avortées d'adaptation au rabais que le cinéma a multiplié au cours des décennies passées, et pourtant, comme souvent, l'écart entre l'abîme et la cime s'est révélé fin comme l'écart entre un mur et son affiche. Le miracle a consisté en un mélange de chance, d'instinct et de talent, dont Albert R. Broccoli a été le principal artisan. Car c'est bien le succès foudroyant de Dr. No, un peu partout dans le monde, qui a permis au duo de producteur de lancer véritablement la franchise sur des rails financiers autrement plus solides. La chance étant passée par là, ne restait plus qu'à savoir exploiter avec maestria les formidables atouts qui avaient été réunis, et ne pas clouer au sol une fusée qui avait réuni tous les ingrédients pour décoller tout en haut d'un certain panthéon: celui du film d'action cool, stylé, sexy et fun.
 
S'il n'atteint pas la quintessence Bondienne que proposera Goldfinger, énormément des standards de la saga sont pourtant introduits ici: la séquence du Gun Barrel, le thème musical le plus identifiable de l'histoire du cinéma, la fameuse présentation "Bond, James Bond", les femmes qui tombent, la faculté d'adaptation et la brutalité du héros, le méchant iconique dans un repère mémorable, la romance avec Moneypenny, ou enfin la punchline cynique et brillante. Une collection de signatures qui vont revenir à chaque fois comme autant de douceurs offerts à un public heureux de trouver ses marques dans une nouvelle aventure toujours plus spectaculaire et saisissante.
Au moins pendant quelques films.
 
Ceci est le septième dossier des 27 que comporte la série des Archives James Bond
 
Un dossier à retrouver avec musique et illustration sur The Geeker Thing

guyness

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