« N'entre pas docilement dans cette douce nuit... » déclame la voix du professeur Brand (Michael Caine), accompagnant de son timbre solennel les images d'une navette s'arrachant à l'atmosphère terrestre. À son bord, quatre astronautes au seuil d'un long périple, d'un voyage désespéré mais vital pour la survie de l'humanité. Leur destination : un trou de ver tapi dans l'orbite de Saturne, portail effrayant, incertain, vers la promesse d'un nouveau monde, d'un refuge potentiel pour l'être humain dont la planète mère se meurt. Après un premier acte plantant le décor oppressant d'une Terre à l'agonie, presque stérile, ravagée par d'incessantes tempêtes de poussière, peinture angoissée d'un rétro-futur où vient planer l'écho de l'Amérique des Raisins de la Colère, d'une Amérique de fermiers fatigués, sans espoir ni avenir, Interstellar embrasse dans un second temps le genre de la fresque spatiale en conduisant un groupe d'explorateurs aux confins de l'univers.

Ouvrant son film sur un lent crépuscule de l'humanité, Christopher Nolan nous plonge dans la nuit sans fin d'un périple vers l'inconnu, des ténèbres glacées du cosmos à la surface mortelle de planètes sauvages, jusqu'aux tréfonds insondables d'un trou noir. Une vision saisissante de l'infiniment grand, jamais désincarnée, toujours à échelle humaine. Vertige de l'infini au fond des yeux, dans le cœur même des personnages. Car au-delà d'un cadre scientifique évident, le moteur dramatique d'Interstellar se révèle comme purement humain, purement émotionnel. Une émotion constante portée par la thématique aussi simple qu'universelle du scénario (un père cherche à tout prix à rentrer chez lui pour revoir une dernière fois ses enfants avant la fin du monde), le jeu volontairement fiévreux des acteurs (Matthew McConaughey en tête), mais surtout par le lyrisme lancinant de la bande originale composée par Hans Zimmer, véritable hommage musical à la majesté cosmique des Planètes de Holst et aux rythmiques obsédantes de Philip Glass (Koyaanisqatsi), qui s'aventure dans l'expérimental en donnant une voix humaine au temps, ainsi qu'à l'immensité de l'espace exploré par les personnages.

D'autre part, la vision de Nolan se pare d'un terrible réalisme dans l'emploi – traditionnel dans son œuvre – de la pellicule comme support filmique, et l'utilisation désormais rarissime d'effets spéciaux à l'ancienne, tangibles. Un cinéma académique, certes, mais dans son acception la plus noble, transpirant à chaque plan d'une « piété de l'ouvrage bien faite », d'un profond respect des modèles dans la mesure où il en tire une constante puissance artistique, pour ne pas dire artisanale, sans jamais en rester prisonnier. Ainsi, le fameux monolithe de 2001 : L'Odyssée de l'espace vient trouver un écho incarné, inspiré, dans la représentation de robots assistants sous la forme de grandes plaques de métal sombre douées de facultés cognitives et d'un panel de mouvements presque infini. Et comment ne pas penser au célèbre Robby de Planète interdite, lorsqu'un de ces robots vient sauver la fille du professeur Brand (Anne Hathaway) d'une noyade certaine en la portant à bout de bras pour l'arracher aux flots meurtriers d'un astre aquatique ?

Nolan s'approprie l'iconographie d'une science-fiction classique en l'incorporant – à des fins purement dramatiques – à son propre imaginaire de cinéaste de genre. Hommage vibrant, vivant, à la paternité (thème essentiel d'Interstellar) d'un cinéma en voie de disparition. Un cinéma à la fois universel dans son propos et exigeant dans sa forme, un cinéma qui fait le pari (ici gagnant) de la lenteur, qui prend le temps de caractériser, d'icôniser ses personnages, de développer rigoureusement son intrigue, ses fondations mythologiques, de travailler son pouvoir d'immersion par la justesse de ses cadres, la précision de son montage, la signifiance chromatique de sa photographie.

Car au-delà de l'épopée spatiale, dont il s'acquitte avec brio, Nolan ne parle que de cinéma. À l'instar d'Inception, Interstellar peut se voir, à l'aune d'un discours métatextuel parcourant tout le film en filigrane, comme un cri désespéré en faveur du cinéma comme expression artistique, un cri de rage contre la mode actuelle d'un cinéma qui a perdu de vue sa substantifique moelle. La présence lancinante du poème de Dylan Thomas en est la parfaite illustration. Aussi peut-on saisir dans le vers récurrent « Rager, s'enrager contre la mort de la lumière », déclamé par le professeur Brand, toute la colère de Nolan contre un cinéma numérique désincarné, paresseux, formaté, lissé, monochrome, qui a malheureusement fini par s'ériger en norme de (non) création. La mort du cinéma, c'est la disparition de la vibrante lumière dont seule la pellicule projetée avait le pouvoir (magique). Interstellar est une odyssée régressive vers cette lumière originelle du cinéma, une opération de sauvetage du Septième Art (en écho à celle des Terriens du récit) envers et contre les ténèbres dévorantes du souverain numérique.

Si le cinéma est l'art de contenir le temps, ou plutôt des fragments de temps, dans le cadre lumineux des images, le dernier acte d'Interstellar, la révélation des entrailles du trou noir, jugée hâtivement comme incongrue voire ridicule, est une sidérante représentation allégorique de la salle de montage, un espace créatif multidimensionnel, où se rejoue la temporalité de l'œuvre, où se forgent les connexions entre les personnages, où la figure du narrateur trouve tout son sens, un espace où l'intéraction, la communion entre les êtres, reprend la place vitale, victorieuse, qui est la sienne. À l'heure où les films sont réduits à de vulgaires objets asservis à la bulle communicative (réseaux sociaux), condamnés à faire du buzz ou sombrer dans l'indifférence la plus totale, Nolan fait de l'objet filmique le moteur même de cette communication, restaurant ainsi le lien intime, fait de pure émotion, entre un film et son spectateur. À l'image de ce plan bouleversant, résumant à lui seul l'entreprise d'Interstellar, où l'astronaute Cooper (Matthew McConaughey) découvre des décennies de messages vidéo envoyés par ses proches, vision déchirante d'un père dévasté d'être séparé de ses enfants, mais aussi d'un acteur en communion directe avec les icônes d'un cinéma lointain qui savaient émouvoir sans le moindre artifice. Interstellar, ou le vertige poignant, puissant, des origines.
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le 13 déc. 2014

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