/SPOILERS/ (si tant est qu'il y ait quoique ce soit à spoiler dans ce film...)


J’avais peur d’être déçu. J’avais beaucoup aimé Elephant man, Blue Velvet plus encore, et Mulholland Drive m’avait bouleversé. J’étais donc en train de me dire que j’avais trouvé un réalisateur dont le cinéma me correspondait parfaitement, auquel j’étais particulièrement sensible, et comme toujours quand on pense avoir découvert un filon, on redoute d’être déçu par la suite, qu’il ne s’agisse que d’une heureuse coïncidence. Lorsqu’Inland Empire est repassé au cinéma, j’ai donc sauté sur l’occasion de poursuivre ce filon, mais avec appréhension : peut-être devrais-je m’arrêter là, ne pas risquer de briser la magie… Il faut dire que la caractère plutôt mal-aimé de ce film (note relativement faible sur SC, réputation bien moindre que les trois cités plus haut…) ne faisait rien pour me rassurer. Comme l’indique la note attribuée, je ne fus pas déçu. Désarçonné oui, dubitatif au début également, mais finalement pénétré par le film. Immédiatement en sortant de la salle, je pensai à l’expression de François Truffaut sur les ‟grands films malades”, expression que j’avais découverte lors de mon visionnage de Pas de printemps pour Marnie, le film d’Hitchcock qui a inspiré ce concept à Truffaut, et qui est devenu un de mes films préférés. En voici la définition donnée par Truffaut :


« Un grand film malade : ce n'est rien d'autre qu'un chef-d'œuvre avorté, une entreprise ambitieuse qui a souffert d'erreurs de parcours : un beau scénario intournable, un casting inadéquat, un tournage empoisonné par la haine ou aveuglé par l'amour, un trop fort décalage entre intention et exécution, un enlisement sournois ou une exaltation trompeuse. Cette notion de ‟grand film malade” ne peut s'appliquer évidemment qu'à de très bons metteurs en scènes, à ceux qui ont démontré dans d'autres circonstances qu'ils pouvaient atteindre la perfection. Un certain degré de cinéphilie encourage parfois à préférer, dans l'œuvre d'un metteur en scène, son ‟grand film malade” à son chef-d'œuvre incontesté, donc Un Roi à New York à La Ruée vers l'Or, ou encore La Règle du Jeu à La Grande Illusion. Si l'on accepte l'idée qu'une exécution parfaite aboutit le plus souvent à dissimuler les intentions, on admettra que les ‟grands films malades” laissent apparaître plus crûment leur raison d'être. Observons aussi que, si le chef-d'œuvre n'est pas toujours vibrant, le ‟grand film malade” l'est souvent, ce qui explique qu'il fera, plus aisément que le chef d'œuvre reconnu, l'objet de ce que les critiques appellent un ‟culte”. »


J’ai retrouvé dans Inland Empire beaucoup de ces éléments, me faisant penser que comme dans le cas de Marnie, mon film préféré d’un réalisateur exceptionnel s’avérait être son ‟grand film malade”, et ce précisément pour les raisons évoquées par Truffaut. Ainsi, Inland Empire est bien le film d’un ‟très bon metteur en scène ayant démontré dans d’autres circonstances qu’il pouvait atteindre la perfection”, puisqu’il vient conclure la filmographie du réalisateur de Mulholland Drive, Twin Peaks ou Elephant Man. En quelque sorte, on peut parler de ‟scénario intournable”, de ‟décalage entre intention et exécution” ou ‟d’exaltation trompeuse” à propos d’Inland Empire : dernier film de David Lynch, ce dernier cherche à y jeter toutes ses forces, à y consacrer sa conception du cinéma, à repousser plus encore les codes et les repères classiques qu’il n’avait commencé à le faire dans Mulholland Drive ou Lost Highway. Cette exaltation envahit le film, et l’ampleur de ce projet fleuve, consistant à édifier dans une fresque de trois heures un nouveau cinéma qui serait le parachèvement de la démarche entreprise par Lynch, a peut-être effectivement occasionné un décalage, car comment trouver la réalisation capable de soutenir les intentions démesurées de David Lynch ? 
Comme le dit Truffaut, un tel film, aux ambitions si colossales et à la forme si déstructurée, ne peut ‟dissimuler les intentions” comme le ferait une réalisation plus mesurée, et ainsi fait apparaître ‟crûment” sa raison d’être, exposant la démarche de Lynch comme jamais auparavant, le rendant encore plus personnel, encore plus sensible, et donc encore plus ‟vibrant”, en effet. Enfin, la conclusion de Truffaut s’est parfaitement vérifiée dans mon cas, puisque cet accès brut et direct à la sensibilité du réalisateur, celle qui rend ces films plus vibrant que les ‟chefs-d'œuvre incontestés”, a bien suscité chez moi la naissance d’un ‟culte” d’Inland Empire, comme de Marnie avant lui. D’ailleurs, je substitue ici ‟chef d’oeuvre malade” à ‟grand film malade”, car l’opposition que fait Truffaut entre le ‟grand film malade” et le ‟chef d’oeuvre incontesté” ne signifie pas que le malade ne peut être lui aussi un chef d’oeuvre, Truffaut considérant d’ailleurs La Règle du Jeu ou Marnie comme de véritables chefs d’oeuvre.
Au-delà de la définition, d’où vient la maladie d’Inland Empire, cette maladie qui en fait un film raté pour beaucoup, ou du moins décevant ? Selon moi, du ‟trop”, ce même ‟trop” qui était récemment mis à l’honneur par SC et son ‟festival du trop” récompensant les films trop quelque chose pour avoir eu à leur époque un succès plus grand. Ainsi, Inland Empire est trop déstructuré, trop sensoriel, trop déconcertant, trop intriguant, trop différent, trop ambitieux, trop expérimental, trop surréaliste, trop long, trop Lynchien en somme. Cette abondance qui caractérise le film, ce trop plein d’images, de sons et de sens, le rend malade d’indigestion, boiteux sur deux jambes de tailles différentes, ses éléments empiétant les uns sur les autres, se renforçant ou s’étouffant…

Pourtant, cette richesse est loin d’être cacophonique, et la première entrée dans le film se fait par le plaisir simple et immédiatement accessible de l’admiration visuelle et auditive. De fait, il s’agit comme souvent chez Lynch d’un régal sensoriel, d’un magnifique festival son et lumière, où la minutie du travail sur les éclairages d’intérieur et d’extérieur, de jour et de nuit, de couleurs chaudes et de couleurs froides ; n’a d’égal que celle du travail sur les sons : bruits, voix et musiques. Ce dernier explore tous azimuts, empruntant jusqu’au cinéma d’horreur dans les jumpscare sonores qui ponctuent certaines scènes tendues, intégrant des passages de danse et de chant aux moment les plus incongrus (et dans un superbe générique de fin appartenant de plein pied au reste du film), exploitant les silences pesants autant que les cris stridents, et bien sûr accompagnant une majorité de scènes de musiques ultra présentes, dans un rôle parfois attendu (musique de suspense), souvent surprenant et toujours convaincant.
Ce travail n’est pas nouveau chez Lynch, et globalement Inland Empire reprend et approfondit tous les éléments chers à son réalisateur et parsemés dans sa filmographie, en particulier dans ses films ‟bizarres”, ce qui me fait en parler comme de la consécration du cinéma de Lynch, son aboutissement où un réalisateur qui n’a plus rien à prouver ne s’impose plus aucune limites et accomplit enfin sans réserves et sans scrupules sa vision du cinéma. On retrouve donc des procédés qu’il avait déjà employés, notamment dans Mulholland Drive où son cinéma avait obtenu son plus grand triomphe critique et spectateur. Je ne reviendrai donc pas sur ces éléments que j’ai détaillés dans ma critique de Mulholland Drive, c’est-à-dire le rôle des innombrables plans rapprochés, celui du rythme faussement lent qui étire à l’infini un suspense présent jusque dans la plus anecdotique des scènes, et celui de l’onirisme, de ce flottement rêveur si caractéristique de Lynch, qui est renforcé par sa manière de filmer et de rythmer et qui est incarné par l’apparente incohérence de la succession scénaristiquement décousue des scènes.
J’y ajoute seulement une chose : les dialogues, qui sont ici beaucoup plus importants que dans Mulholland Drive concernant l’établissement de l’atmosphère. Effectivement, se superposent un oracle funèbre dans le dialogue d’ouverture avec la vieille ; les intrigants propos des lapins de l’émission télévisée, dont les échanges ne se répondent pas mais semblent plutôt concerner les évènements de la narration ; l’enchevêtrement confus des dialogues fictifs du film que les personnages tournent, et de leurs paroles véritables ; le récit étrange et haché de l’héroïne à l’homme aux lunettes rondes… Ces dialogues improbables, incompréhensibles même pour les personnages du film, créent ainsi comme une double énonciation, s’adressant aux spectateurs autant qu’aux interlocuteurs présents dans le film, sans que ni les uns ni les autres n’en perçoivent immédiatement le sens. Néanmoins, ce ne sont pas des mots jetés en l’air pour la beauté de leur sonorité, et il y a bien un, ou plusieurs, sens à y trouver, à en extraire, ce sur quoi je reviendrai.

Il est alors temps pour moi de revenir sur deux critiques faciles adressées à Inland Empire : c’est une caricature d’un Lynch qui s’égare et c’est tellement incohérent que ça n’a plus aucun intérêt. Premièrement, je ne pense vraiment pas que ce soit une caricature, mais plutôt un aboutissement, celui du projet de refuser les conformités que le spectateur à l’habitude d’attendre. Mon point de vue peut s’illustrer par une métaphore sportive : si un buteur marque trente buts une première saison et en plante quarante la suivante, on ne dit pas de lui qu’il s’est caricaturé ou qu’il surjoue, on dit de lui qu’il a atteint le sommet de son talent footballistique. Je pense que dans Inland Empire Lynch est loin de se caricaturer, au contraire c’est dans ce film qu’il est le plus transparent, le plus sincère, le plus lui-même justement, et pas sa caricature. Effectivement, ce film donne l’impression que Lynch cherche à nous offrir un accès direct, sensoriel, à sa sensibilité. En débarrassant le film de repères scénaristiques convenus, il abat les obstacles impersonnels (car conventions systématiquement respectées et donc étrangères à la sensibilité propre du réalisateur), tout ce qui brouille la relation entre réalisateur et spectateur, et il ne consacre le film qu’à transmettre un morceau de ses pensées brutes. On retrouve ici ce que disait Truffaut : « une exécution parfaite aboutit le plus souvent à dissimuler les intentions, on admettra que les ‟grands films malades” laissent apparaître plus crûment leur raison d'être. Observons aussi que, si le chef-d'œuvre n'est pas toujours vibrant, le ‟grand film malade” l'est souvent ». En abandonnant la recherche de cette ‟exécution parfaite”, qui en tant que perfection consensuelle et presque objective aurait mécaniquement limité l’aspect unique et personnel du film, il se permet de ne plus ‟dissimuler ses intentions”, de les faire apparaître ‟crûment”. Il s’agit donc d’une plongée passionnante dans l’esprit du réalisateur, qui signe ici un « film d’auteur » au sens le plus littéral, c’est-à-dire que malgré tout le respect dû à l’intégralité de l’équipe du film, ce dernier est l’oeuvre totale de Lynch, l’expression de sa sensibilité, de sa conception du cinéma, c’est le film d’un auteur et d’un seul, qui ne fonctionne pas sans lui et réciproquement qui expose son fonctionnement. À mes yeux, cette tentative de consacrer les trois heures de son film exclusivement à la transmission sensible, sans se préoccuper de quoique ce soit d’autre, est une offrande merveilleuse au spectateur, qui ressent le plaisir d’explorer, sans aucune intermédiation, les pensées d’un réalisateur aussi brillant que Lynch, qui justement apparaît crûment, ni policé ni caricaturé.

Cependant, j’aimerais dépasser l’argument de la sensorialité, car les films de Lynch, y compris un aussi décousu qu’Inland Empire, ne se limitent pas à ça. Cet argument est souvent le premier dégainé par les défenseurs de Lynch, et je suis aussi d’avis qu’il suffit à justifier la beauté et l’exception de ses films. Toutefois, il a le défaut de déboucher sur des débats stéréotypés où les amateurs de Lynch reprochent aux autres leur incapacité à comprendre et à partager cette sensibilité ; et où ces autres rétorquent que faire n’importe quoi pour faire joli est assez vain. Ainsi, je veux ici répondre à cette deuxième critique blâmant l’inintérêt d’un tel niveau d’incohérence, en défendant qu’en plus d’être des expériences sensorielles grandioses, des films comme Mulholland Drive ou Inland Empire sont riches en signification et en narration, et ne se bornent pas à une beauté formelle recouvrant un fond inconsistant. Pour illustrer cela, je donnerai plus tard une interprétation narrative d’Inland Empire, qui est loin de n’être qu’une succession d’images et de sons, mais je vais d’abord insister sur le procédé narratif et sur les raisons qui font qu’on peut avoir l’impression d’un bazar incohérent et ridicule, alors que j’y vois une vraie cohérence, mais qui s’impose effectivement moins naturellement que d’habitude dans un film.
À mon goût, la grande force d’une partie des films de Lynch, et ce qui me plaît et me touche d’ailleurs dedans, c’est que la construction du film est issue d’une coopération entre le réalisateur et le spectateur : on ne reste pas passif devant Inland Empire, on n’admire pas une oeuvre déjà ficelée qui nous tombe toute cuite dans le bec. Alors qu’il m’est arrivé de me dire que certains (très bons) films pourraient aussi bien être diffusés dans des salles vides sans que l’oeuvre n’en soit entachée, il m’est impossible de concevoir la diffusion d’un film tel qu’Inland Empire dans une salle vide, tant la consistance du film naît de son interaction avec le spectateur. En effet, la reconstitution d’Inland Empire dépend de l’accueil du spectateur, de son implication : Lynch nous invite à un jeu de piste, à une histoire dont vous êtes le héros, dont le déroulé dépend aussi de nos choix et de notre interprétation. À un moment donné du film, j’ai ainsi eu cette délicieuse sensation : mon cerveau se met en marche. Le film me titille, me stimule, et attire ma concentration active plutôt que mon regard passif. En effet, ce que propose Lynch n’est pas indéchiffrable, incohérent et vide de sens : certes les scènes se suivent de manière apparemment chaotique et incompréhensible, mais elles se répondent également, se relient et se complètent à mesure que le film avance, donnant la possibilité de construire des interprétations, d’extraire un sens qui n’est suggéré que de manière implicite afin d’éviter que l’explicite n’étouffe l’objectif premier de partage direct de sensibilité. En fait, je trouve que les scènes sont collectivement incohérentes mais individuellement cohérentes (rien n’est inexplicable au sein d’une scène si on ne la compare pas à ce qui précède ou suit), et ce car elles sont les outils que le réalisateur nous donne, des briques de LEGO parfaitement fonctionnelles qu’il nous laisse le loisir d’agencer à notre guise. Il ne le fait pas lui-même car comme dit plus tôt il se consacre à la transmission d’émotion pure, délestée de toute histoire convenue devant l’incarner ; mais il nous donne la possibilité de le faire, nous laissant choisir nous-même le support narratif des émotions transmises. Il met pour cela à notre disposition l’immense richesse du film, qui en trois heures tisse d’innombrables réalités possibles entre rêves, délires, univers parallèles et multi-linéarité temporelle. Le spectateur est invité à piocher parmi cette abondance de scènes, d’éléments de réponse et d’histoires croisées, afin de reconstituer celle qui lui semble la plus vraisemblable ou la plus passionnante. Ce n’est donc pas un bazar vide se moquant du spectateur, mais un cadeau qui lui est fait par un réalisateur lui permettant d’utiliser à volonté la créativité exceptionnelle dont il garnit son film.
Évidemment, cette possibilité de cohérence met du temps à être perçue, le temps que suffisamment de scènes se répondent pour qu’on comprenne leur potentiel d’agencement, et le film progresse lentement vers son accomplissement. Ainsi, ce n’était à mes yeux au bout d’une heure qu’un film intéressant mais limité, et au bout de deux heures une expérience sensorielle réussie mais n’allant pas plus loin que ça. Comme dans Mulholland Drive, il faut le temps de s’émouvoir, et le grandiose qui s’apprête à nous assaillir a besoin de temps pour mûrir. Inland Empire n’est donc devenu mon film préféré qu’à une demie-heure de sa fin, mais cela ne veut pas dire que ce sont les trente dernières minutes qui ont été décisives ou meilleures. La première heure comme la deuxième sont indispensables au processus de maturation qui permet finalement au film d’être si bouleversant, et même si sur le moment je n’étais pas ébahi, pour rien au monde je ne raccourcirais Inland Empire d’une seconde : la montée en intensité du film vient de l’écho croissant qu’il trouve avec ce qu’il a précédemment bâti, et ces scènes qui nous avaient laissés indifférents obtiennent par effet miroir la justification de leur place dans le film. Ainsi, le film se construit solidement, édifiant d’abord des fondations invisibles, dont le rôle indispensable se révèlera lorsqu’on pourra admirer la magnifique demeure qu’elles ont permis d’ériger. Sans fondations, nous n’aurions pas la possibilité d’admirer cette sublime maison, et sans la beauté de cette maison, les fondations n’auraient pas grande utilité.

Afin d’illustrer tous les propos théoriques précédemment tenus, je vais à présent proposer une lecture narrative, une interprétation du film. Elle n’a pas vocation à englober tous ses mystères, d’une part car je n’ai pas retenu l’intégralité des éléments introduits durant ces fastueuses trois heures, d’autre part car il me faudrait plus d’un visionnage pour élaborer un récit couvrant parfaitement tous les angles du film. En me fondant sur ce dont je me souviens et ce que je suis capable de comprendre après un visionnage (d’un film qui en mériterait une dizaine au moins tant il est riche et en même temps difficile à pénétrer), voici donc une signification, subjective évidemment, que je trouve au film. On peut penser que le film présente deux histoires entremêlées, ou deux interprétations d’une même histoire, et qu’il incombe au spectateur de choisir celle qu’il préfère reconstituer. Dans l’une, une actrice hollywoodienne originaire de Pologne sombre dans le cauchemar et le délire à cause de la confusion grandissante entre le rôle maudit qu’elle incarne et sa propre vie. Ce rôle, c’est celui d’une bourgeoise qui suite à un amour adultère se retrouve seule, abandonnée par son mari autant que par son amant, et finit réduite à la prostitution, mourant pathétiquement dans les rues de Los Angeles, parmi les sans-abris, pour ne plus jamais connaître de « lendemains bleus ». Dans l’autre histoire, une prostituée polonaise fantasme le rêve américain et la destinée d’une star hollywoodienne, et se lance à corps perdu à la poursuite de son rêve, pour échoir dans les bas-fonds de Los Angeles, peu différents de ceux de sa ville d’origine, où elle sombre dans la toxicomanie. Cette double narration, où l’on peut soit penser qu’une star hollywoodienne confond son destin avec celui d’une prostituée polonaise, soit qu’une prostituée polonaise confond son destin avec celui d’une star hollywoodienne, est suggérée par le passage en début de film de l’émission télévisée dont le présentateur rappelle le slogan : « ici à Hollywood, où les stars font des rêves et les rêves font des stars ! » Par ailleurs, la porosité entre le rêve et la réalité est un thème de prédilection chez Lynch, ce qui renforce l’idée d’une double possibilité : que la réalité soit la star hollywoodienne et le cauchemar la prostituée polonaise, ou que la réalité soit la prostituée polonaise et le fantasme la star hollywoodienne.
De nombreux éléments corroborent l’une ou l’autre interprétation. Ainsi, dans la scène où le personnage joué par Nikki meurt devant la caméra du réalisateur, la sans-abri à ses côtés lui décrit son amie Niko, prostituée toxicomane possédant une magnifique perruque blonde qui la fait ressembler à une star hollywoodienne, décrivant de fait l’alter ego prostituée de Nikki. Globalement, de nombreux éléments se répètent à quelques variations près, procédé rappelant Mulholland Drive, comme « l’homme qui s’y prenait bien avec les animaux », le graffiti « Axxion » menant à une porte décisive, le tournevis comme arme du crime, la bande de prostituées et leur phrase « regarde-moi et dis-moi si tu me reconnais », la légende tsigane à l’origine du scénario du film qu’ils tournent et dont le titre contient le chiffre 47 qu’on retrouvera plus tard, le mari polonais aux tendances mafieuses se rapprochant peut-être d’un proxénète, le luxueux appartement où la meurtrière pleure devant sa télévision mais où habite également Nikki, la chambre conjugale qui est aussi le décor du film qu’ils tournent… Ces motifs récurrents sont d’ailleurs cohérents avec les deux interprétations proposées, car la présence d’éléments précis (graffiti, numéro 47, personnage particulier…) dans des contextes inexplicables et incongrus est une caractéristique des rêves et des délires (si l’on considère l’actrice devenant folle) ainsi que des expériences sous psychotropes (si l’on considère la prostituée toxicomane). De fait, on intègre à nos rêves des éléments inspirés de notre vie, sans que cela ne nous choque, pendant nous rêvons, de les retrouver dans des situations totalement différentes et étranges.
Bien sûr, je n’ai ici proposé que les grandes lignes d’une interprétation narrative, et relevé en vrac des thèmes et variations, car ce film est aussi une enquête pour le spectateur, qu’il me faudra plusieurs visionnages pour élucider, si tant est que je le veuille (l’intérêt premier du film restant ses émotions et sa sensibilité, pas l’histoire qu’il raconte). En revanche, je pense sincèrement que le film nous donne tous les éléments pour y trouver une signification et une narration complète, que ce n’est donc pas n’importe quoi pour faire joli. Encore une fois, Inland Empire est d’une richesse immense, qu’il me faudra longtemps pour épuiser, et au-delà du bouleversement de la découverte, il y a bien plus à y comprendre qu’un simple bazar surréaliste, tâche à laquelle je m’attellerai sûrement. Par ailleurs, Inland Empire intègre clairement un propos sur le cinéma, puisque son point de départ est le tournage d’un film et les perceptions de son actrice principale, mais surtout par la mise en abîme régulière des personnages, filmés au sein du film, parfois à leur insu, parfois se voyant être filmés. Cependant, je n’ai pas eu le temps de pousser plus loin que ça l’analyse de cet autre aspect d’un film décidément intarissable. Au prochain visionnage !

Inland Empire, plus encore que le reste de la filmographie de Lynch, est donc un film exigeant, au sens premier : il exige certaines dispositions de la part du spectateur. Il exige un minimum de culture cinématographique pour apprécier tout l’aspect novateur qu’il contient, il exige une ouverture du spectateur à la démarche du réalisateur par la sensorialité et non par la compréhension littérale, il exige l’acceptation par le spectateur de l’abandon de ses repères confortables et de ses conformités habituelles. Ceci dit, on peut également ne pas apprécier Inland Empire pour d’autres raisons, même en satisfaisant ces trois exigences, et je ne cherche pas du tout à me poser en référence, simplement à décrire ce qui m’a amené, personnellement, subjectivement, à être bouleversé par ce film plus que par aucun autre. À mes yeux, Inland Empire est donc le chef d’oeuvre malade de Lynch, souffrant de l’excès d’ambition de son réalisateur qui a voulu y condenser toute sa philosophie du cinéma, y poussant la déstructuration et l’émancipation au profit de la sensorialité et de l’intime à un niveau parfois abscons ; mais y étalant une nouvelle fois tout son talent technique et sa maîtrise esthétique, de même qu’une imagination d’une richesse exceptionnelle mise à disposition du spectateur émerveillé. Ainsi, là où Inland Empire est parfois considéré comme une caricature vaine d’un cinéaste et de son cinéma ; j’y vois au contraire son apothéose enfin intégralement libérée.
clownatorus
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le 23 oct. 2020

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