Le rythme et le style du commentaire font beaucoup penser aux films-documentaires de Chris Marker. A la différence que ce qui est montré ici est extrêmement sérieux (et totalement sidérant) : derrière les silhouettes, les ombres, il y a des combattants qui sont tués à distance par des militaires restés derrière leurs écrans. Et puisqu’on revient toujours aux racines du cinéma, difficile de ne pas penser à l’invention de Marey, le fusil photographique, inspirée d’une invention ultérieure, le revolver photographique.


Il est assez saisissant, je trouve, que dans le domaine de l’intelligence humaine, infiniment créatif et innovant, on ait une l’idée, à une époque, de singer une arme à feu pour tenter de résoudre le mystère du mouvement. Il y a bien entendu des raisons techniques à cela mais, quand même, ce n’est peut-être pas totalement neutre (ce qu’ont dû également penser des cinéastes comme Powell, Hitchcock, De Palma, Antonioni ou encore Coppola - voir certains de leurs films). Et je me laisse tenter par la comparaison funèbre :

S’agissait-il seulement de "capter" ou fallait-il, par ce biais, "voler" au réel une forme de vie que l’œil seul ne pouvait percevoir ? Fallait-il arracher à la vie ce phénomène imperceptible pour pouvoir le conserver précieusement ? En jouir indéfiniment en le voyant et le revoyant - au ralenti, en accéléré, à l’arrêt, à l’envers… ? Un "crime de lèse-réalité" qui a permis à l’homme d’acquérir un degré de maîtrise jusqu’alors inégalé dans le domaine de la représentation.


Ce qui est assez fou avec le film dont il est question ici, c’est qu’il ne s’agit plus seulement de capter le réel. Ces drones, en plus de leur pouvoir omniscient et panoptique (leur permettant notamment de voir de nuit comme en plein jour), semblent avoir le pouvoir de le modifier. On me dira que cela fait longtemps que le cinéma a compris comment faire… Mais là, il y a la possibilité de modifier le réel… en temps réel ! Il suffit d’appuyer sur un bouton, comme dans un jeu vidéo auquel on pense inévitablement, pour changer le "scénario" de la scène, avec droit de vie ou de mort sur les "acteurs". Vertigineux… Avec ce fusil photographique 2.0, Il n’y aura plus de nuit semble nous dire qu’après les découvertes d’hier, le degré de maîtrise de l’homme sur l’image n’est plus celui d’un scientifique un peu poète (ces magnifiques vols d’oiseaux décomposés…), mais celui d’un dieu ayant tout pouvoir et sur la réalité et sur sa représentation.

jroux86
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le 7 avr. 2024

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jroux86

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