Les documentaires sociaux ont un immense défaut. Celui que le sujet dépasse le film, chez les spectateurs, mais également le réalisateur. Pour les spectateurs, le risque est qu’au lieu d’aimer le film, ils aiment le sujet dont ils parlent. Par exemple, même si sa naïveté écologique l’a finalement rattrapé, il n’y a pas grand chose à dire cinématographiquement quand on parle de Bigger Than Us, le dernier film de Flore Vasseur portant sur des militants écologistes, à part qu’il préfère filmer les émotions sur la tête des protagonistes plutôt que d’en proposer de manière cinématographique. Cependant, il ne serait pas étonnant de voir des militants de cette cause porter ce film aux nues avec comme seul vrai argument qu’il défend leurs mêmes thèses (quand bien même il est surprenant que le personnage principal du documentaire n’ai pas reçu d’insultes après s’être promené en Chanel dans des recoins parmi les plus pauvres du monde).
Quant aux réalisateurs, en se laissant dépasser par leur sujet, ils sont beaucoup trop conscients de l’histoire dont ils veulent parler, et la caméra n’a plus aucun intérêt, pas plus que le montage qui cherche trop à montrer ce qui est incroyable et devient alors très lourd, sans saveur. Un film comme Quand les tomates rencontrent Wagner de Marianna Economou a un sujet fort attirant, celui de petits agriculteurs grecs cherchant à mieux comprendre le marché européen. Cependant, la réalisatrice ne prend pas le recul nécessaire pour filmer son sujet, et le film passe trop vite, ne prend pas assez le temps de montrer l’impact (ou le non-impact) des actes des personnages sur la société.
Finalement, on peut considérer L’Affaire collective de Alexander Nanau comme un petit miracle tant le réalisateur, avec en plus une mise en scène dans laquelle il peut facilement se perdre, arrive à garder la distance qu’il faut avec le sujet du film, pour ainsi faire ressentir aux spectateurs ce à quoi aboutissent les personnages du film. Quant aux fanatiques anti-cinématographiques, on peut se rassurer en se disant qu’ils font de la pub pour un bon film. Alain Souchon aurait dit « c’est déjà ça »…
Alors, on pouvait être en droit de craindre Ici je vais pas mourir de Cécile Dumas et Edie Laconi, de peur de tomber sur une énième désillusion où l’on se demande pourquoi un tel sujet n’a pas été choisi par un réalisateur plus compétent. Il est ainsi rassurant de se rendre compte qu’il n’en est rien, et que les défauts du film ne sont visibles que parce que ce qui les entoure est d’une grande justesse, où la destruction d’un être humain devient réelle. Splendeur du documentaire.


Le recul sur son sujet, on comprend que le film l’a dès la première séquence, où une femme droguée parle de sa consommation face à une assistante sociale dont il semblerait qu’aucun mot de son interlocutrice ne l’atteigne. Cette froideur, ou plutôt cette force d’encaissement psychologique, et donc cette non-présence d’émotions traduisant une quelconque surprise ou un quelconque dégoût, cumulée au fait que la caméra filme cette séquence en cadrant la jeune femme droguée de dos, permet de cueillir le spectateur dans une ambiance qu’il ne connaît, probablement, pas. Telle sera la posture de la caméra pendant tout le film, celle d’une personne habituée, qui participe à la vie avec ces personnes dans un état terrible, à qui elles s’adressent, avec qui elles vivent.


Le jeu de la distance entre le filmeur et le filmé se met alors en place. Comment faire ressentir cet environnement sans tomber dans un pathos sur-stylisé et trop mis en scène ? En gardant parfois de la distance, de la pudeur. Quand deux personnes discutent, il n’y a pas besoin de trop se rapprocher, l’énergie que dégage chacun est telle qu’on la comprend très bien sans que la caméra ne s’attarde trop dessus. Si chacun de ces personnages est atypique, c’est parce que leur physique peut l’être, leurs mains sont sales, leur visage aussi, leur diction est parfois incompréhensible… Ce sont ces éléments qui nous mettent face à une réalité contre laquelle le gros plan est inutile. Ce n’est, en revanche, que quand une jeune femme au physique bien moins amoché que ses compagnons nous est présentée, que le plan rapproché présente un intérêt. Il faut alors chercher pourquoi cette personne se retrouve dans cette salle de shoot, quel geste, quelle parole, va la trahir. Le gros plan permet cela, et ainsi il dérange, car il n’est pas agréable de rentrer dans l’intimité physique d’une personne dont le passé est trop chargé. Le gros plan permet de tout voir, ou presque, mais devient ici psychologique. À travers un plan rapproché, c’est le mouvement intérieur des personnages qui se dévoile à la caméra, c’est le fait de se rendre compte de leurs troubles, ou de leur absence. Le film, en approchant de sa fin, commence à atteindre une limite psychologique qu’il exploite avec la même sobriété, sans couper, surtout pas. Lorsque l’on recroise un homme qu’on avait vu au début, changé physiquement, on réalise l’impact du temps sur ces personnes. Cet homme, assis, parle de lui. Un des réalisateurs lui pose une question à laquelle il répond, mais tout semble déjà trop tard. Ses yeux se ferment progressivement, il s’endort l’espace d’un instant puis reprend, comme si de rien n’était. La nécessité du gros plan vient du mouvement intérieur de cet homme, de son énergie semblant s’éteindre de plus en plus, et il n’est jamais agréable d’assister en direct à la mort d’un être humain. À ce moment, le son compte seulement pour le bruit inaudible qui sort de la bouche de ces gens. Il ne sert à rien de les comprendre, il faut prendre cette parole de manière phénoménologique, comme un tout. C’est un vecteur traduisant un état, une souffrance.


Éloigner la caméra, ouvrir le cadre, permet de rendre compte des interactions entre les personnes. La deuxième séquence du film nous montre deux personnes qui mangent tout en parlant de la salle. Leurs mouvements sont tels que pour s’en rendre compte les réalisateurs doivent prendre plus de distance. C’est alors à ces personnes de venir vers la caméra, de parler de leur situation, de s’agiter tout en mangeant.
La mobilité de chacun de ces êtres est à mettre en contraste avec le huis-clos que représente ce documentaire, car cette salle est un lieu à part, où le cadrage permet de représenter tantôt l’oppression de toutes ces personnes par leur état, ou bien comment ils peuvent justement mieux s’exprimer, à l’abri du monde extérieur. Le point de vue, tout le temps interne à la salle, permet de relativiser cette mobilité, ces gens bougent, mais à quelles fins ? Pour quelles raisons ? Comme dit plus haut, le vrai mouvement est intérieur, ces gesticulations ne peuvent servent à raconter une histoire, leur corps révèle ce par quoi ils sont passés. Alors, la caméra, instrument du présent, rend compte de deux temporalités. Le montage, quant à lui, ajoute le futur, le saut dans le temps, la destruction progressive des corps.


Le visionnage de Ici je vais pas mourir ressemble à une épreuve, comment des gens en arrivent à un tel état, comment font-ils pour tenir ? Il n’y a pas de réponse à apporter à cela, il faut subir ce moment de réalité. L’horrible sait parfois être cinématographique, il n’en est pas moins réel.

NocturneIndien
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le 7 oct. 2021

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