Miike est un cinéaste qui ne laisse pas indifférent je pense. Ichi the Killer n’est sans doute pas son plus mauvais film ; on est loin du ignominieux remake de Hara-kiri ou de son laborieux et insipide segment pour 3 extrêmes. Beaucoup de choses joue en la faveur du film : avant tout, évidemment, le look à peu près inoubliable de Tadanobu Asano en genre de fils caché du Joker et de Pagan Min. Une certaine originalité dans les sévices infligés : exemplairement l’horrible accrochage de Susumu Terajima qui a traumatisé tous les spectateurs. Un fourmillement de trouvailles plastiques : les accélérés psychédéliques qui ouvrent le film, la texture vidéo des images de flashbacks surexposées, le grésillement du son saturé lorsque Kakihara se percent les tympans en fin de film. La photographie générale du film, colorée et rafraîchissante.

À côté de ces qualités, une jolie palette de problèmes plombe le film. J’énonce les évidences : les effets numériques grotesques et déjà ringards à sa sortie, le jeu des comédiens qui alterne entre inexpressivité de mollusque et éclats délirantes, la structure bordélique du scénario, qui, à base de flashbacks, protagonistes multiples et sans caractérisation cohérente, lasse inévitablement et provoque des gros coups de mous en plein de milieu de film.

Globalement tous les films que j’ai vus de lui souffre d’un problème de rythme, à l’exception peut-être de 13 Assassins dont le segment final « trop » long insuffle au climax une dimension vraiment éprouvante (peut-être bénéficie-t-il du fait qu’il est un remake ? On ne peut cela dit pas en dire autant de Hara-kiri).

Bref, tous ces problèmes sont largement pardonnables ; ils sont révélateurs d’une certaine médiocrité mais je ne peux pas dire y trouver quelque chose de profondément dérangeant. Miike est un cinéaste qui divise, et pourtant je dois dire que formellement c’est un cinéaste qui m’indiffère beaucoup.

Non, mon problème avec le cinéma de Miike est bien plus fondamental que ça. La grande question du cinéma de Miike c’est sans aucun doute son rapport à la violence. Le problème c’est que le rapport à la violence ne semble pas être une question pour Miike.

Plutôt, ce qui l’intéresse visiblement, c’est la valeur-choc de l’image, en elle-même, indépendamment de toute jugement externe. Son rythme stakhanoviste de tournage est une caractéristique célèbre de son travail ; mais la tête dans le guidon, il ne semble jamais s’être arrêté assez longtemps pour réfléchir à ce que la représentation de la violence induisait, à la responsabilité qui incombe aux cinéastes s’osant à en repousser les limites.

Je ne peux pas vraiment résister à la tentation de mettre en perspective son travail avec celui d’un de ses compatriotes, qui fut tout autant si ce n’est davantage sulfureux que lui, et qui fait partie des rares cinéastes à pouvoir lui rivaliser en terme d’ampleur de production, avec, à sa mort, plus d’une centaines de longs-métrages à son actif.

Kōji Wakamatsu est un cinéaste chez qui la question de la représentation de la violence a été tout aussi centrale que chez Miike. Comme lui, il a en son temps repoussé les limites de ce qu’il était possible de figurer à l’écran. Se révélant dans les années 60 au travers de petites productions érotiques fauchées, il a lutté avec une censure d’après-guerre particulièrement sévère ; ce qui culmina sans doute en 1976 avec sa participation en tant que producteur à L’Empire des sens d’Ōshima, œuvre qui devint l’ennemi public n°1 du gouvernement japonais (il avait, avant ça, réalisé Les Secrets derrière le mur qui fut sélectionné en 1965 au Festival de Berlin et fut lui aussi considéré comme une honte nationale, dixit le ministère des relations étrangères japonais lui-même).

Comment se fait-il alors que l’œuvre de Wakamatsu eut un retentissement et un impact beaucoup plus fort que celui de Miike aujourd’hui, dont l’étendue des dégâts, concrètement, se limitent à faire frissonner quelques weebs cinéphiles en manquent de sensation forte ?

Il faut jouer franc-jeu, et concéder à Miike qu’il n’a pas choisi la plus facile des époques pour choquer : une vague de libéralisation des mœurs a depuis longtemps emporté les codes d’une institution critique moralisatrice et aujourd’hui on se soucie de la liberté de l’artiste que de son respect des bonnes mœurs. La preuve en est : Wakamatsu, jadis relégué aux caniveaux du cinéma, est aujourd’hui réhabilité par tout un tas de gens très respectables, par Rouyer, Du Mesdilnot et Thoret en France notamment ; ce dont il faut se réjouir.

Mais au-delà de cette considération, force est de constater qu’encore aujourd’hui un film comme Les Confessions d’un démoniaque m’émeut et me marque durablement, là où un Ichi the Killer sera tout au plus parvenu à me malmener ponctuellement.

La différence tient en mon avis à la relation de Miike à ses sujets. J’évite volontairement le terme de personnages.

Pour prendre un contre-exemple intéressant, on pourrait se saisir d’une des nombreuses séquences des Confessions d’un démoniaque, un film qui suit le parcours d’un lycéen sombrant dans une folie meurtrière. Prenons la séquence d’agression qui précède le premier meurtre, voici le dispositif de Wakamatsu :

Le protagoniste, Yamazaki se promène le long d’une berge avec Sayuri, une élève brillante et réservée de sa classe, qu’il a invitée a un rendez-vous. Après un premier baiser consenti, Yamazaki avoue son intérêt pour elle. Il profite de son ingénuité pour l’éloigner du sentier et l’agresse sexuellement. Wakamatsu filme un moment la lutte de la jeune fille, qui tente de raisonner Yamazaki ; en vain, si bien, qu’en désespoir de cause, elle va jusqu’à s’excuser auprès de son agresseur dans l’espoir de l’apaiser. Wakamatsu détourne exceptionnellement la caméra de l’agression, par un panoramique qui dirige le regard vers l’étang, et ellipse le viol. Geste qu’on pourrait au premier abord penser soit lâche, soit relevant de la pudeur la plus élémentaire, mais qui s’avère particulièrement signifiant et téméraire pour un cinéaste contractuellement forcé d’insérer dans ses films de scènes de nu. Ensuite, retour sur la berge. Yamazaki et Sayuri sont assis côte à côte, silencieux. Elle renfile ses collants dans un silence de mort. Lui, s’excuse rapidement, et tente la convaincre du peu d’importance de ce qui vient de se dérouler. Sayuri ne lui opposera qu’un silence absolu ; son regard est tourné vers l’horizon, absent : on devine que quelque chose s’y est perdu. Son visage, résigné, aux traits assez ronds et presque enfantins, évoqué une pureté d’autant plus émouvante que Wakamatsu fait le choix de concentrer son attention dessus par une série de gros plans, chaque fois un peu plus resserrés.

Bref : malgré la dureté de son sujet, Wakamatsu prend position, dirigeant clairement par ses choix de cadre et de montage (ce panoramique très pudique et donc moral qui par contraste avec le calme de l’étang, renforce le sentiment d’horreur ; les cadres successifs sur Sayuri qui nous place au plus près d’elle), et paradoxalement alors qu’il ne la filme même pas, cette séquence de viol est à mon sens bien plus dur et émouvante que beaucoup des séquences ignobles de Ichi the Killer.

Miike est un post-moderne, un peu comme Tarantino en Occident quelque part. Pas étonnant que celui-ci se retrouve directement à l’écran dans son Sukiyaki Western Django ; ils entretiennent tous deux un rapport décomplexé et plus ou moins dépolitisé à la violence (encore que Tarantino soit, à mon avis, largement plus intelligent que Miike sur cet aspect notamment, comme tend à le démontrer un film comme Le Boulevard de la mort et globalement la plupart de ses films après Kill Bill, lesquels témoignent d’une conscientisation de cette problématique). Miike est un homme qui filme au second degré, un homme qui, se pensant hors-sol, rit de tous. D’où les mises à morts grotesques, les effets burlesques, et l’absence de caractérisation crédible.

Je vais dire une banalité, mais si son souci avait été de remuer profondément le spectateur, il aurait fallu permettre une forme quelconque d’empathie, et pour la susciter, rien de tel que de laisser au spectateur une place pour se projeter. Par empathie, je ne veux pas non plus dire compassion – pas de pitié à l’égard de ces yakuzas sociopathes qui tuent à la pelleté. Mais tout au moins une incarnation, un vrai personnage crédible dans lequel on puisse se retrouver, non pas un méchant de cartoon trash. Car l’empathie n’intéresse pas Miike ; seul la forme l’intéresse, le côté graphique de la violence, pas même son potentiel émotionnel ou sensoriel. Ses effets sont tellement ostentatoires qu’ils occupent tout l’espace du film et renvoient le spectateur à une position passive. On ne peut que subir la succession de scènes de violence sans jamais y prendre part, ne serait-ce qu’en tant que victime.

Ce qui finalement, dessert la puissance d’impact de ses images. En premier lieu, d’un point de vue purement sensoriel : j’admets volontiers avoir été remué par les premiers éclats de violence du film : le tabassage impitoyable de la prostituée, la suspension de Susumu Terajima que j’évoquais plutôt. Pourtant, passé ses premières séquences, et lorsque se dévoile l’absence fondamental de regard et d’empathie sur ses figures, difficile de voir autre chose que des effets : quand Miike filme en gros plan la langue de Kakihara en train de se faire découper, je ne vois pas un être humain s’infligeant une torture, je ne vois que l’effet (ressenti accentué par le surlignage à coups d’inserts serrés répétés sur des effets numériques). Quand il met en scène avec le même sens du grotesque l’exécution par Ichi du proxénète (découpé en deux d’un coup de talon) puis celle de la prostituée, je ne vois que ce qu’il n’y a pas : une forme quelconque de vraisemblance qui rend mesurable la violence.

Ce qui se répercute sur la construction dramaturgique, évidemment. Cette absence d’empathie est profondément entremêlée aux problèmes d’écriture et de rythme dont souffre le film : on s’ennuie lors de ces étranges et trop longs plans ou des personnages dialoguent mollement, parce qu’il n’y a pas de personnage, donc pas d’interprétation, pas même d’incarnation cohérente (même Tadanobu Asano, malgré son apparence intrigante s’avère très vite insipide), c’est pratiquement regarder du vide, c’est même un peu plus chiant que ça encore. J’ai cru comprendre que la fascination que développe Kakihara envers Ichi était un point central du portrait psychologique du personnage dans le manga, ici évidemment cette fascination est inexistante ; mentionnée dans les dialogues oui, mais factuellement inexistante à l’écran, car Miike, pris dans un mouvement constant, multiplie les sous-intrigues et fuit la construction des personnages.

Par ailleurs, d’un point de vue moral, et politique, cette absence d’empathie interroge. Rendre la représentation de tels éclats de violence banale, on pourrait presque considérer ça comme un genre de prouesse si ça ne semblait pas si accidentel, mais c’est aussi un peu délétère. Ichi the Killer passe encore ; c’est probablement un des films les plus graphiques de Miike mais comme nous l’avons vu ça reste profondément inoffensif ; je trouve ça autrement plus gênant quand Miike s’imagine capable de transposer ce traitement décomplexé à un film comme Lesson of Evil. Cette posture nihiliste qui énonce que toutes les victimes se valent, que la violence n’est qu’un spectacle un peu burlesque, je la méprise : parce qu’elle est moralement exaspérante, politiquement stérile, et esthétiquement et sensoriellement inefficace.

Wakamatsu, qui a détruit bien plus de barrière morale, esthétique, et politique que Miike ne pourra jamais le faire, disait que chaque cinéaste a la responsabilité de ce qu’il filme, et qu’aucune image n’est innocente. Paradoxalement, son combat considéré en son temps scandaleux était profondément moral et en ce sens plus révolté et puissant que le plus irrévérencieux des films de Miike pourra jamais être.

Ce n’est pas tant que Miike rejette cette responsabilité, c’est plutôt, je crois, qu’il n’en a même pas conscience. Ça ne l’intéresse pas ; je crois que c’est aussi pour ça que ses films ne m’intéressent pas. Et pourtant ils me font parler beaucoup, j’arrête là.

VizBas
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le 9 mars 2024

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VizBas

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