Le village de Colobane, au Sénégal, souffre de graves problèmes financiers. Les autorités sont désemparées et même la mairie a été saisie par des huissiers. Le vieux Dramaan Drameh, épicier et tenancier de bar, voit s’accumuler les ardoises de clients de plus en plus mauvais payeurs. C’est dans ce contexte qu’on apprend l’arrivée de Linguère Ramatou, une fille du pays ayant quitté Colobane trente ans plus tôt et qui y revient, au soir de sa vie, après avoir fait fortune dans le vaste monde. La rumeur prétend qu’elle est plus riche que la Banque mondiale et le maire espère qu’elle pourra renflouer les caisses publiques. Dramaan, qui était jadis son amant, est chargé de l’amadouer. Arrivée au village escortée d’une étrange équipée d’Africaines en habit traditionnel, d’un valet de chambre en livrée (qui se trouve être l’ancien président du tribunal de Colobane) et d’une mystérieuse servante japonaise, elle est prête à faire à la collectivité un don de cent milliards – mais à une seule condition : que soit mis à mort Dramaan. Il s’avère que le vieil homme, aujourd’hui « pauvre comme un épicier ruiné dans une ville en faillite », l’a engrossée lorsqu’elle avait dix-sept ans, a refusé de reconnaître l’enfant, allant jusqu’à faire comparaitre de faux témoins à sa décharge et a porté son dévolu sur une femme plus riche. Mortifiée par la honte, la jeune femme a alors quitté le village et a erré comme prostituée sur les cinq continents avant de devenir riche et de revenir au pays dans l’idée de se venger. Après avoir retrouvé, capturé et châtré les deux menteurs qui ont témoigné contre elle, elle décide de racheter le tribunal pour obtenir justice : « Le cœur de lion qui battait en moi s’est arrêté, le règne des hyènes est arrivé. »


Le Trou aux Hyènes, c’est le nom de l’endroit où les élus de Colobane se retrouvent pour débattre, au pied d’un immeuble en ruine dans le désert. Les hyènes, ce sont bien sûr ces animaux inquiétants que le réalisateur nous montre de temps en temps lors de plans de coupe, mais c’est surtout le symbole de ces villageois qui, refusant d’abord la proposition criminelle de Ramatou au nom de l’honneur et de la dignité, finissent progressivement par se laisser corrompre et par hésiter… Il faut dire que la vieille dame sait y faire : elle organise une grande fête foraine ; elle orchestre des ventes à crédit de produits électroménagers modernes comme des frigos ou des ventilateurs électriques ; les femmes du village rivalisent entre elles pour afficher le plus de signes de richesses, les hommes s’achètent des bottes jaunes du Burkina Faso, les jeunes gens des voitures, le maire une dent en or, des cigares et une machine à écrire, jusqu’au prêtre qui s’offre un lustre pour décorer son église ! Et si la carotte ne fonctionne pas, reste le bâton : la milliardaire au rictus goguenard rachète les puits de pétrole et les mines de phosphate et suspend le travail jusqu’à ce qu’elle obtienne ce qu’elle demande. « Le monde a fait de moi une putain, je veux faire du monde un bordel » explique-t-elle à une délégation de la mairie venue la supplier de renoncer à son projet.


Quoi de commun entre une bourgade suisse et ce village de la banlieue de Dakar ? Pas grand chose a priori et pourtant, en transposant la trame de "La Visite de la Vieille Dame", la pièce de Friedrich Dürrenmatt dans le contexte sénégalais, Mambéty est parvenu, aussi étonnant que ça puisse paraître, à retranscrire avec une grande fidélité l’atmosphère de l’œuvre du grand dramaturge helvétique. Les questionnements sur la justice, la critique du pouvoir de l’argent, les dilemmes moraux, le pessimisme tragique, tout y est. Si le jeu parfois un peu trop appuyé des comédiens et le doublage peu naturel (souvent déclamatoire et transcrit dans une langue très littéraire) confèrent parfois au récit un ton involontairement comique, l’ambiance générale est celle d’un grand drame humain. Le personnage de Ramatou, fantôme d’une ancienne beauté dont elle a gardé une certaine prestance, troquant ses charmes d’antan contre une moue goguenarde et désabusée, fascine dans sa stature de reine inflexible. Le film, après l’exécution de Dramaan, se finit d’ailleurs sur ces quelques mots, qui suivent des images de chantier, de boom économique et de chants labourés : « Nous d’Afrique dédions cette ballade au grand Friedrich. »

David_L_Epée
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le 14 juil. 2015

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