Mi-fou, mi-ours et re mi-fou derrière

Pendant treize étés, Timothy Treadwell a vécu parmi les grizzlys, au cœur de l’Alaska. Durant les cinq dernières saisons estivales, il se filme en se mettant en scène à leur contact. Sa passion lui fait prendre des risques considérables et donne naissance à des images magnifiques de ces animaux qu’il veut défendre à tout prix. En octobre 2003, Timothy et sa compagne sont retrouvés dévorés par l’un d’entre eux…


Depuis toujours, Werner Herzog cultive une fascination pour les marginaux, les hommes qui ont la folie des grandeurs. Les conditions de tournage extrêmes de Aguirre, la Colère de Dieu (1972) et Fitzcarraldo (1982) comme du documentaire La Soufrière (1977) ont transformé durablement le cinéaste. Sa propre figure de réalisateur se fond avec celles des personnages en quête de sens. Son cinéma questionne en permanence la porosité de la frontière entre réalité et la fiction. Le travail de Werner Herzog pour Grizzly Man est singulier. Il exploite la centaine d’heure de rushes que Timothy Treadwell avait accumulé pendant cinq ans. Des vidéos très riches qui en disent long sur le personnage et qui pourraient se suffire à elles-mêmes. Malgré cela, Herzog les entrecoupe d’entretiens avec des proches ou des scientifiques, des images qu’il a lui-même filmé. Le réalisateur ne se restreint pas à cela puisqu’il ajoute sa propre voix off à cette forme déjà hybride.


Si Herzog injecte une part de documentaire dans ses fictions, l’inverse est également vrai. Pour preuve, Treadwell, nom qu’il s’est lui-même attribué, est un personnage si fou qu’il n’a pas pu être inventé. Si les images qu’il a pu capter sont d’une incroyable beauté et témoignent de sa passion sans bornes pour ces animaux, le vrai sujet du film est l’homme, la figure qu’il représente et les questions qu’il soulève sont primordiales pour Herzog. Il fuit la civilisation, essaie de trouver sa place avec les animaux et fini dévoré par l’objet de sa fascination. Cette ironie tragique amère est introduite par Herzog dès le début du film. De fait, il ne faut pas voir en Grizzly Man le portrait lisse d’un homme hors du commun. La personnalité de Werner Herzog est constamment présente pour poser un regard singulier sur un individu qui l’est tout autant. Le travail de documentariste de Treadwell intéresse Herzog et le renvoie à son propre statut. Le personnage est à la fois réalisateur et acteur principal mais n’en demeure pas moins un mégalomane autocentré qui captive malgré la relative antipathie que les spectateurs peuvent ressentir. Motivé par sa détestation de l’humanité, il souhaite devenir un ours, se comporter comme eux. Herzog trouve un écho dans son expérience personnelle, lui qui s’est battu si souvent avec son acteur fétiche Klaus Kinski, lui aussi en permanence aux portes de la folie.


Par la caméra, Timothy Treadwell se met en scène. Par le montage et son propre travail de documentariste, Herzog décrypte ce personnage haut en couleur. Fort de son expérience en tant que réalisateur de documentaire pour la télévision, Herzog maîtrise les codes et peut les détourner. Le film s’ouvre sur le récit de la mort de Timothy et, après un retour en arrière, le film suit la progression chronologique. L’ironie se situe dans la structure même du documentaire, linéaire. Toutes les reconstitutions outrancières et factices qui suivront rappelleront sa mort, non sans un certain cynisme. Les deux pans de la société que rejette le « Grizzly Man » sont représentés, le milieu bourgeois conservateur et celui des amoureux de la nature. Le malaise qui naît de ces reconstitutions traduit celui qu’il ressentait au sein de ce monde. La construction qui suit la reconstitution de sa mort permet aux spectateurs d’épouser la conclusion du cinéaste qui tranche avec dureté : là où Treadwell voyait un ami, Herzog voit l’instinct naturel d’un ours qui a faim. Cette chronologie est implacable, celui qui vénère les grizzlys n’est finalement qu’un bout de viande à leurs yeux.


Le constat du cinéaste est frappant de pragmatisme : Treadwell est à la fois en marge de la société des hommes et des animaux car il ne pourra jamais être un des leurs. Le documentaire évoque la quête d’un homme qui meurt en cherchant sa place dans le monde. Il questionne le spectateur sur le regard cynique qu’il pose sur la mort de celui qui a eu le courage de chercher à donner un sens à son existence

Jekutoo
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Horizon 2021

Créée

le 28 juin 2021

Critique lue 139 fois

Jekutoo

Écrit par

Critique lue 139 fois

D'autres avis sur Grizzly Man

Grizzly Man
Moizi
9

Dis maman, quand je serai un chat, je pourrai manger des croquettes ?

Je crois que je n'avais jamais entendu parler de ce film, même en cherchant des films à voir dans la filmographie d'Herzog, jusqu'à il y a quelques jours... Et c'est absolument fabuleux. C'est un...

le 20 mars 2016

67 j'aime

2

Grizzly Man
zombiraptor
8

Peut-être la plus belle scène de combat de l'Histoire du Cinéma

Bon... Pour être tout à fait franc, ce qui m'avait poussé en 2005 à me payer ce dvd n'avait (quasiment) aucun lien avec le film lui même. L'étalage de cette affiche sur les devantures des marchands...

le 6 mars 2013

67 j'aime

14

Grizzly Man
plathoon
8

Il voulait être des nôtres

Il pensait être notre égal. Il croyait qu'en habitant et vivant près de nous, nous l’aurions accepté. Il était arrogant, nous considérant comme des peluches, il disait être un ami mais il était...

le 21 août 2013

36 j'aime

13

Du même critique

Jessica Forever
Jekutoo
2

Il faut le voir pour le croire

Poisson d'avril... Vous m'avez bien eu, bravo ! Franchement, honnêtement, vous voulez que je vous dise ? C'est bien fait. Nan mais si, le coup du film de genre complètement pété à bas coût, français...

le 2 mai 2019

5 j'aime

6

J’veux du soleil
Jekutoo
4

L'enfer est pavé.

Ruffin et Perret, ensemble, dans un film traitant des gilets jaunes. Mettons de côté le deuxième pour développer sur le premier. Qu'il m'aurait été agréable de démolir la prétendue neutralité...

le 15 sept. 2019

5 j'aime

Josée, le tigre et les poissons
Jekutoo
5

Un connard en fauteuil reste un connard

Un tigre ce n’est rien de plus qu’un gros chat, sauvage. Les gens se font une montagne de n’importe quoi comme dirait une tante éloignée un peu éméchée. La réalité est nuancée, complexe. Être une...

le 17 juin 2021

4 j'aime