Godzilla
7.2
Godzilla

Film de Ishirô Honda (1954)

C'est quoi au fait ton film préféré ?

[Avant-propos : j’ai décidé de m’atteler à cette expérience formidable de parler de mon film préféré. Cet écrit sera très personnel, mais pour un avis sur le film en lui-même je vous invite à commencer la lecture à partir du grand III].



I) Le top du top



Parler d’un film cher à son cœur et y coucher tout l’amour qu’on lui porte est assurément un exercice difficile. Qui plus est lorsqu’il s’agit d’une œuvre qui a influencé mes goûts en cinéma.


Au moment où j’ai hissé ce Godzilla au sommet de mon top j’ai par la même occasion construit un lien très fort avec lui. Désigner son film préféré c’est d’abord se connaître un peu soi-même. A mon sens, une partie importante de notre personnalité est représentée au moment de faire notre choix. Il faut que ce soit un film que l’on peut voir sans jamais éprouver la moindre lassitude, il faut l’aimer chaque fois un peu plus à chaque visionnage. Il faut que toute sa puissance cinématographique vous remue, vous colle des frissons, qu’il vous rende ivre de bonheur et de plénitude. Et bien sûr il faut que ce soit votre référence, le film auquel vous repensez lors de vos nombreux autres visionnages.



II) Une rencontre prédestinée



Pour moi ce film n’a pas tardé à devenir le possesseur d’une partie de mon âme. Enfant, j’étais déjà obnubilé par toutes ces grosses bêbêtes d’un autre temps que sont les dinosaures. Ce n’est donc pas un hasard si ce Godzilla en particulier fut une brèche qui me permis de développer une passion incontrôlée pour les films de monstres. La rencontre prédestinée passa d’abord par mon premier coup de cœur : Jurassic Park. Puis par des nanars inconnus qui m’étaient interdits : New Alcatraz, Python, Komodo. Un départ précoce chez les monstres à écailles qui allait fatalement m’amener vers leur souverain légitime.


Complétement drogué à ce monstre radioactif, j’ai essayé de satisfaire ma consommation abusive en achetant les rares productions japonaises disponibles en France jusqu’à découvrir le classique d’Ishiro Honda. L’importance de ce film, au-delà de toute cette explication de ma vie personnelle, c’est qu’il est MON film fondateur, mon premier véritable pas vers le cinéma. J’étais loin des parfaits dinosaures de Jurassic Park mais surtout loin des nanars ridicules que je regardais autrefois. Je venais d’entrer dans une fascination dévorante pour le charme et la poésie des films en noir et blanc.


A cause de mon jeune âge, je n’étais assurément pas la cible voulue. Les rapports à la radioactivité, au trama des bombes atomiques, au cri d’alerte contre le nucléaire ne me sont pas apparus. Plus tard, un œil plus mature m’a offert une nouvelle grille de lecture face à toute la symbolique des ravages causés par le célèbre Kaiju, mais sur le moment j’étais déjà un fan de tous ces éléments qui présentaient un monstre d’une manière si iconique. A commencer par son nom, mais aussi par sa carrure à la fois proche d’un dinosaure tout en représentant quelque chose de manifestement plus divin.



III) Naissance d’une légende



- 1925 : c’est la sortie du film « le Monde Perdu » au cinéma. Un véritable chef-d’œuvre adulé qui devient le point de départ d’un nouveau mouvement grâce à la technique de la stop-motion (image par image) par Willis O'Brien. Elle permet pour la première fois de donner vie de manière convaincante à des dinosaures. Et comme pour annoncer le lancement officiel de la course vers les meilleurs effets possibles, sa méthode sera rapidement en concurrence avec celle de son ancien élève Ray Harryhausen et sa technique personnelle la « Dynamation ». On le retrouvera notamment pour l’animation des monstres du péplum culte « le Choc des Titans ».


- 1933 : les monstres s’incrustent davantage dans le paysage cinématographique avec un véritable symbole noble du genre « King Kong ». Ce film en particulier devient une terre fertile pour l’arrivée d’autres créatures, un substrat extrêmement riche qui fera pousser les meilleures idées.


- 1953 : c’est l’arrivée du long-métrage « le Monstre des Temps Perdus » qui dévoilera le génie de Ray Harryhausen pour les grands effets. Ce film est une marque indélébile dans l’Histoire du cinéma en mettant en scène pour la première fois le lien entre le monstre et la thématique de la radioactivité. C’est métaphoriquement une alarme retentissante qui impose à tous de se mettre à jour face à un genre particulier à la fois tout récent mais promis à un brillant avenir.


En 1954, on en vient enfin à l’arrivée de la légende. Godzilla ne doit pas seulement marquer les esprits, il doit incarner la nouvelle ère du cinéma fantastique et ainsi devenir la référence de nombreux succédanés. Une tâche difficile face à des concurrents qui détiennent depuis longtemps une place importante au sein de cette niche très ciblée qu’est le film de monstres. Pour innover, la créature doit devenir un symbole auquel les spectateurs pourront se rattacher facilement. L’objectif devient alors très limpide : il faut s’immiscer dans la vie des gens, rompre la limite entre le fictif et le réel, devenir un emblème indestructible que personne ne pourra oublier.


Ainsi, Godzilla embarque avec lui de larges thèmes qui concernent tout le monde : il est une allégorie sur la catastrophe nucléaire d'Hiroshima, il préfigure le traumatisme post-nucléaire, il incarne les conséquences écologiques, et il est finalement le message inquiétant de l’éventualité d’une Troisième Guerre Mondiale. C’est principalement pour toutes ces raisons que Godzilla est si iconique. Au-delà de sa carrure, au-delà son nom, il impose une vraie consonance idéologique et politique.



Avant on avait la pluie, les thons radioactifs, et maintenant…Godzilla




IV) Je suis devenu la mort, le destructeur des mondes



Toute la grandeur de Godzilla tient sur une puissante idée : rappeler à l’Homme à quel point il est petit et tout récent par le biais d’une créature ancestrale et divine. Sorti après les ravages de Hiroshima et de Nagasaki, le film est une proposition qui a du sens en devenant la métaphore de toutes les conséquences écologiques causées par les actions de l’humanité. Tout le récit tourne autour des erreurs passées et des erreurs futures, car notre orgueil nous empêche d’en tirer les conclusions nécessaires pour éviter notre propre extinction. En témoigne ces formidables séquences où le Docteur Serizawa vit avec le fardeau de posséder l’arme capable de vaincre le monstre, mais lutte inlassablement contre l’envie de l’utiliser par crainte que l’Homme ne s’en serve ensuite pour faire la guerre. Une guerre d’un nouveau genre qui pourrait facilement ringardiser la guerre atomique.


Ce dilemme tortueux propulse le récit vers un thème aujourd’hui récurrent des films de monstres : la peur de l’atome. Après la première utilisation d’une bombe atomique son inventeur Oppenheimer déclarait à la télévision : « voici, je suis devenu la mort, le destructeur des mondes », une phrase d’origine hindouiste à laquelle pensa le physicien lors du spectacle de l’explosion. Symbolisant ses immenses regrets pour sa création monstrueuse, on constate que le personnage de Serizawa se situe au même point que le célèbre chercheur. Son arme est un destructeur d’oxygène, ce qui rend cette bombe infiniment plus puissance que les bombes A et H.


Ainsi, c’est peu dire que le Docteur Serizawa est un personnage complémentaire de Godzilla. La force des deux rôles respectifs qu’ils incarnent est de tester les convictions de l’être humain à prendre dorénavant les bonnes décisions. Est-ce un hasard si le film décide de nous prouver que l’Homme, même face aux conséquences de ses actes, parvient encore à placer son orgueil à la primauté de tout le reste ? Serizawa répond à son dilemme en se servant finalement de son arme, mais pour une utilisation unique, privant ainsi l’humanité d’une défense efficace contre les autres monstres qui arriveront au fil des suites de la saga.



Je ne peux imaginer que ce Godzilla sera le dernier.
Si les essais nucléaires doivent continuer,
alors un autre Godzilla surgira peut-être.




V) Un symbole international et un emblème du cinéma



Godzilla est un symbole intemporel à la fois du cinéma mais aussi de notre Histoire. Une popularité internationale permise par une multiplication de différents genres tous réalisés d’une véritable main de maître par Ishiro Honda :


- Monstre : en tant que Père des Kaijus, Godzilla n’a pas seulement popularisé une narration centrée sur des créatures liées à la radioactivité. Le réalisateur l’avait bien compris, il faut s’écarter des visions surréalistes de ses concurrents en liant intimement l’Homme et le Monstre au sein de l’intrigue. Suggérer sa présence même si la caméra n’est pas focalisée sur lui, développer son aura dans les bureaux et les villes où les humains s’inquiètent et se questionnent, puis concrétiser tous ces dialogues lors de l’apparition du monstre pour un résultat plus époustouflant encore. Telle est l’ingrédient secret de la recette du film de monstre parfait. Vous constaterez que les meilleurs métrages du genre ont tous en eux cette maîtrise du classique d’Ishiro Honda. Notamment avec les Dents de la Mer et cette manière identique de prendre la température chez les populations entre chaque attaque, même si le monstre obtient de ce fait moins de temps à l’écran, pour que chaque retour du requin soit encore plus magistral. Une preuve, s’il en fallait une, que le réalisateur a vraiment fait de son « trip » une technique cinématographique reconnue.


- Catastrophe : le film parvient à narrer l’arrivée du monstre du point de vue de personnages simples et proches du peuple. Nous n’avons donc aucun héros particulier à suivre, simplement des gens comme vous et moi terrorisés par l’ampleur d’une menace inédite. Être à l’échelle humaine dans tous les domaines de la narration permet d’être mieux concerné par chaque destruction matériel ou social. Notamment quand il s’agit de mettre en scène l’impuissance de toute la force militaire du pays face à un monstre invulnérable ou lorsque les hôpitaux constatent avec effroi que le monstre a d’ores et déjà gagné la bataille en augmentant considérablement le taux de radioactivité sur le sol Japonais. Dans une ville en feu où se pressent des foules apeurées, se tient un Dieu, solitaire, notre bourreau, qui fait silence complet par son souffle mortel.


- Horreur : une réalisation étouffante où les arrivées du monstre sont mystifiées de manière démesurée avec une atmosphère horrifique qui semble avoir avalé tout le Japon. Godzilla ne peut jamais faire une apparition sans instaurer un climat de peur et d’angoisse avec ce noir et blanc charbonneux. Une ambiance où la photographie fait des merveilles, associée qu’elle est par l’incroyable travail de la glorieuse musique d’Akira Ifukube. Cet aspect horrifique atteindra son paroxysme dans une version plus récente, celle de Shin Godzilla et sa carrure digne des meilleurs dessins de Hans Ruedi Giger.


- Documentaire : même s’il est fictif, Godzilla embarque avec lui une orgie de thèmes divers et variés qui pointent tous vers un message écologique. Ainsi, le film obtient un intérêt beaucoup plus subtil et intelligent que celui d’un vulgaire film de monstre, il est souvent l’expression grossie d’une période instable que personne ne souhaite revoir. C’est presque beau de voir cette ville finir en cendres. Toutes ces larmes, tous ces hurlements, dessinent la grande méchanceté de l’être humain. Sur ces décombres brûlés, sur ces cadavres calcinés, on n’y voit que la froideur des responsables qui ont accepté d’engendrer une telle horreur. Il n’existe pas de meilleure expression d’une peur si universelle.


Au final c’est au travers de ce monstre à la peau noire, aux écailles radioactives, au souffle chaud comme l’enfer que Ishiro Honda nous livre sa vision des horreurs de la guerre nucléaire, nous fait sentir cette peur engendrée par tout l’égoïsme malfaisant de l’être humain. On retiendra de lui son expertise pour mettre en scène de manière iconique des monstres tout en abordant frontalement de fortes thématiques.



Si la bombe H a échoué à tuer Godzilla, comment pourrions-nous ?




Conclusion



Toute la finesse du portrait de Godzilla consiste à opérer une double progression : incarner nos pires erreurs et incarner la fureur vengeresse de la Nature. Il est en vérité la meilleure publicité possible pour prévenir un futur peu reluisant. Godzilla révèle en substance que se placer au-dessus de la Nature, des nombreux signes de son agonie, ne nous permettra pas de faire face à l’obscurité et à l’hostilité d’un monde qui nous éjectera tel le virus que nous sommes déjà.


Le film a été une source intarissable d’inspiration et s’est imposé comme l’avènement du Kaiju Eiga. C’est un symbole historique, un emblème du cinéma, la quintessence du film de monstres. Sa noirceur, son nihilisme, et sa lucidité le détachent radicalement de ses illustres concurrents faisant ainsi du film un classique incontournable. Et pour moi-même, Godzilla demeurera à jamais mon souvenir d’enfance le plus marquant et impressionnant du cinéma fantastique.



Nous savions que le monde ne serait plus le même.
Quelques-uns d’entre nous ont ri, d’autres ont pleuré.
La plupart sont restés silencieux.
Je me suis rappelé ces vers du poème hindou, la Bhagavad-Gita.
Vishnou tente de persuader le prince d’accomplir son devoir…
…et pour l’impressionner se dote de bras multiples disant :
« Voici, je suis devenu la Mort, le destructeur des mondes »
Je suppose que c’est ce que nous ressentions tous…


JasonMoraw
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le 29 avr. 2021

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