Pas un fantôme dans les contrées de Ghostland, si ce ne sont les âmes perdues dans des corps mortifiés. Pas un fantôme mais une fée, une sorcière et un ogre.
Plongeons-nous le temps d'une critique dans ce beau mais dérangeant conte de fées moderne qu'est Ghostland.



Hansel et Gretel au pays des poupées



Comme dans un conte de fée, c'est un acte puéril qui provoque les maléfiques conséquences que subissent les jeunes protagonistes. Et comme il est moderne, ce conte troque la maison au pain d'épice - néanmoins rappelé par un camion à friandises - pour une incivilité devenue banale. Ce n'est plus la sorcière qui tâte le doigt d'Hansel pour sentir s'il a grossi, c'est Gretel qui fait un doigt d'honneur à la sorcière pour lui faire ressentir son mépris.
A conte moderne, enfants modernes, plus âgés pour se sentir plus grands: deux adolescentes qui ne peuvent pas se sentir mais s'aiment néanmoins. On est loin de Jeannot et Margot !
On s'en éloigne avec la mère qui n'abandonne pas ses enfants et on le quitte carrément avec la sorcière et l'ogre que l'on ne définit ainsi qu'assez tard dans le film. Avant cela, ce sont deux êtres dérangés, échappés d'un cirque, d'une foire, de Dieu seul sait où, aux allures de George Milton et Lennie Small.
Le personnel du conte est là, mélangeant Hansel et Gretel et Petit Poucet, réactivant le tout de manière réaliste. Reste le fond.
Le fond est là aussi. Ghostland est bien un conte sur le passage à l'âge adulte. En témoignent les règles de l'héroïne en début de film. Des règles qui en font une adulte et qui la font rejeter par l'ogre qui appartient au royaume de l'enfance et qui lui préfèrera sa soeur pré-pubère.


En témoigne surtout le grand retournement de situation qui révèle que Elizabeth n'est pas devenue une écrivaine de polar à succès mais s'est projetée dans un futur fantasmé d'adulte pour nier la triste réalité de sa captivité. Cette projection vers le futur symbolise un passage à l'âge adulte. Et dans cette projection même, la jeune femme sera mise à l'épreuve de la dure réalité du monde, puisqu'elle devra choisir de quitter ses rêves d'avenir et accepter de laisser mourir sa mère.


Mais qui dit "conte de fées" dit "fée".
Or qu'est-ce qu'une fée ?
Le mot "fée" vient du verbe latin fari, parler, s'exprimer, et de son supin fatum.
La fée est l'être qui change la réalité en usant du langage. Un peu comme l'adulte qui, sachant s'exprimer, à rebours de l'enfant, infans en latin, modèle le langage en fonction de la réalité qu'il veut créer.
Le seul adulte qui maîtrise ce pouvoir aussi bien qu'une fée, c'est l'écrivain. Et Elizabeth est un personnage de grande lectrice et de grande écrivaine en herbe. Ce qui procède d'un tout autre passage à l'âge adulte.
Le conte de fées moderne se change en un plaidoyer pour l'écriture.



Le Pouvoir d'écrire



"Je m'étais réveillé en sursaut, à deux heures du matin.
"Réveillé" n'est d'ailleurs pas le terme le plus approprié, même s'il est exact. Car j'avais effectivement quitté, dans un soubresaut, la réalité du rêve, mais ce n'était que pour plonger dans le rêve de la réalité: le cauchemar, plutôt.
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Ces mots de Semprun dans son témoignage L'Ecriture ou la vie, et plus exactement dans sa deuxième partie intitulée Le Pouvoir d'écrire, s'ils servent un tout autre propos, font étrangement écho, sortis de leur contexte, au récit de Ghostland.
Elizabeth ne dit-elle pas d'ailleurs écrire pour ne pas devenir folle ?
Elizabeth à qui un jeune homme en fin de film dit "Vous êtes très forte" et qui lui répond qu'elle aime écrire.


Cette force lui vient, et cela est dit dès les premières minutes du film de sa capacité à s'inventer un univers. Un univers comme une issue de secours face à la violence, la barbarie et la rudesse de la vie. Elizabeth échappe ainsi à ses deux tortionnaires en allant en un lieu où ceux-ci ne peuvent ni la suivre, ni l'avilir, comme ils le font dans le monde sensible.
Or, c'est là le propos du film. Les destructeurs de toute race, illuminés, petits chefs du monde professionnels, fanatiques, qui avilissent le corps et l'âme des autres ne peuvent avilir que le corps et non l'âme de l'écrivain, qui est plus fort qu'eux. Plume ou stylo à la main ou simplement en pleine méditation, le rêve de l'auteur forge un monde accessible qu'à lui et aux doubles immortels de ses invités fantasmés.
La fin du film insistant sur l'amour de l'écriture incite particulièrement à écrire.
Mais la rencontre entre Elizabeth et son auteur favori, H P Lovecraft, encourage à la lecture, comme moteur et nourriture de ce pouvoir d'écrire.


De ce fait, Ghostland devient une des plus belles odes à la lecture et à l'écriture, le plus beau tableau du pouvoir d'écrire et une très juste représentation du modus operandi de l'imagination.


Néanmoins, l'ode a ses limites bien posées.
Car ce pouvoir d'écrire et d'imaginer a pour source le déni d'une réalité intolérable.
Il serait donc le pouvoir des faibles pour les êtres terre à terre.
Ce serait pourtant un contre-sens que de rester sur cet apparent paradoxe.


Car Elizabeth est capable de passer d'une réalité à l'autre. Le monde du rêve n'est qu'un asile, une protection pour revenir plus fort, plus puissant, galvanisé par l'énergie de l'espoir. L'écrivain n'est pas un faible fou retranché dans son déni, un Dom Quichotte incompris. C'est un Petit Poucet qui retrouve son chemin grâce aux miettes de pain disséminées par lui entre les deux réalités et vient frapper le postérieur de l'ogre à grands coups de bottes de sept-lieues. Elizabeth, par exemple, a conservé le loup empaillé, les poupées, et met en scène des personnages d'affiches publicitaires aperçues dans son monde virtuel. Ces éléments sont là pour lui rappeler le monde réel et lui permettre un retour puissant et meurtrier.


Par ailleurs, le choix d'un Lovecraft plutôt qu'un Semprun, par exemple, est assez révélateur de ce qui aurait pu faire se transcender le film. Ghostland aurait pu être un superbe thriller psychologique mais a décidé, sans doute pour des questions de box-office, de n'être qu'un film d'épouvante, plein de screamers mal venus.


Ces ont là les moindres défauts d'un très beau film qui souffre tout de même de deux aspects dégradants, que sont les suivants.



Les relents du féminisme et du remplissage



Féminisme, quand tu nous tient, tu nous agrippes avec tes griffes de Furie démente !
Certes Ghostland est un conte de fées moderne sur l'intemporel thème du passage à l'âge adulte au féminin, comme Le Petit Chaperon Rouge.
Mais Ghostland est aussi un film féministe mettant en scène un trio d'héroïnes dans une vieille maison remplie de poupées qui leur font peur ou qui les dégoûtent. Comprenez, la femme actuelle terrifiée ou dérangée par la place sociale que la société passéiste et patriarcale veut leur assigner. La maison appartient à une aïeule, femme classique. C'est dans cette maison que des hommes voudront faire d'elles des poupées, c'est à dire des femmes objets, soumise à leurs désirs les plus répugnants.
Quelle belles images de l'homme das ce film ! Soit il est mauvais comme les deux tueurs (je suppose que l'androgyne qui les maquille est un symbole de l'homosexualité et que la grosse brute attardée représente l'homme hétérosexuel), soit il n'est propre à rien, comme le père qui, dans une allusion de la mère, apparaît comme incapable ne serait-ce que d'écrire et qui, surtout, brille par son absence et le besoin dans lequel il laisse sa femme et ses filles, soit il est le brave policier du quota homme de couleur qui n'est là que pour se faire tirer dessus. Alors, certes, il il y a également Lovecraft, le grand modèle d'Elizabeth, et le mari de l'Elizabeth future. Mais ces derniers hommes positifs ne sont que des fantasmes de l'esprit endeuillé d'Elizabeth dans un monde où les hommes, les vrais sont mauvais. Ou soumis, comme le jeune homme de la fin du film.


L'autre point faible de Ghostland réside dans ces nombreux moment où la coupe aurait sublimé le film.


Lorsqu'elle découvre la sinistre vérité et que sa soeur lui dit: "Maman est morte", le film s'achevant alors brutalement sur une situation sinistre.


Lorsque le jeune ambulancier lui dit: "Vous êtes enfermée avec moi", offrant au film une fin cruelle à la Hitchcock. Et cela à quelques petites secondes avant la fin du film tel qu'on le connaît.


La meilleure fin possible, qui fait passer le reste du film pour du remplissage, c'est surtout le passage du miroir. L'héroïne tiraillée entre le monde fictif de la soirée mondaine en son honneur, où Lovecraft et sa mère lui suggèrent de rester et le monde réel qui s'apparente à du strangle for life mais où sa soeur est martyrisée par deux lâches. Le tiraillement d'un Elizabeth observant les deux alternatives de deux coups de têtes et une fin ouverte.



Elle vécut heureuse et publia beaucoup de livres



Ghostland est donc un beau conte moderne sur le passage féminin à l'âge adulte au service d'un admirable plaidoyer pour en faveur de la lecture et de l'écriture. Peu de film étant parfait, il perd à s'allonger à la fin et se perd dans la fange du féminisme exacerbé en lointain arrière-plan sans perdre tout son attrait fantastique et thriller.
Un film que tout écrivain se doit de voir.

Frenhofer

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