Georgia
7.3
Georgia

Film de Arthur Penn (1981)

C'était la jeunesse d’une génération qui nous est déjà éloignée : il y avait les filles, le Vietnam, la fac, les disques de rock, les copains, les indécisions, la contestation, le choc provoqué par l’assassinat d’un président à Dallas. Ils étaient révolutionnaires pacifistes avant de devenir révolutionnaires déçus, amoureux pour tourner amants amers. Après tout, la nostalgie n'est que le masque un peu crispé que portent les quadragénaires qu’ils sont devenus... L’histoire de ces trois gamins musiciens dont les destinées s'entrecroisent pendant dix ans autour de leur amour d'adolescence pour la belle Georgia renoue avec la tradition de la chronique, mais l’auteur y introduit en contrebande ses préoccupations. Il y aura donc un inceste comme dans La Fugue, une réflexion sur l'Histoire comme dans Missouri Breaks, une tentation homosexuelle comme dans Le Gaucher, une recherche du père comme dans Little Big Man. Arthur Penn pousse personnages et scènes devant lui, avec nonchalance, dans le désordre. Voilà pour l'apparence : du drame et de la comédie. Pour le contenu, il faut y regarder à deux fois : Georgia est un film spirituel mais aussi très intelligent. Il n’y a qu’à voir comme la balade in blue est ponctuée, discrètement, irrésistiblement, de grands moments d'émotion, exploités aussi loin que le sentiment le permet. C’est une méditation sur une utopie dont les élans se sont effrités au contact d'une réalité plus rude que le mythe. L’intrigue commence dans l’euphorie des années soixante pour s’achever dans la désillusion. Penn a toujours porté sur l'Amérique un regard désabusé, anti-idéaliste. De la faillite des rêves, un monde a surgi dans lequel il importe avant tout de survivre. Et l'on ne peut survivre qu'en découvrant ses origines.


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L'objet le plus important et le plus significatif est une malle. Sur le quai de la gare de Chicago, où il débarque avec sa mère, Danilo Prozor, le petit Yougoslave de douze ans, la soulève avec effort. Sans doute est-elle lourde de toutes les racines arrachées au moment de son adieu à sa terre natale. Cette malle, il ne la quittera plus. Il la traînera durant chaque pérégrination de son éducation américaine. Il rattrapera avec l'énergie du désespoir tous ceux qui tenteront de la lui subtiliser. Et ce n'est qu'au seuil de son âge adulte et à la veille d'un nouveau départ qu'il acceptera de la brûler devant ses amis réunis pour la circonstance. Alors ce n'est pas seulement son passé de jeune homme qu’il verra se consumer dans le feu mais son errance même, son statut d'étranger. Penn raconte avec lyrisme l'irrésistible ascension d'un émigré amoureux de sa terre promise, d’un petit garçon qui tente à son tour de conquérir la réussite sociale, de devenir un vrai enfant du pays. Mais Danilo n'est pas le seul personnage. Ils sont quatre. Trois garçons épris de la même fille, aussi fantasque et fantastique que celle chantée par Ray Charles dans sa rengaine Georgia on my mind. Chaque spectateur peut trouver en elle, dans la façon dont elle mène le jeu, le reflet magique de l’amour qui s’offre et se dérobe à tous les fantasmes. Quatre amis donc, plongés dans le "tourbillon de la vie" comme on dit, qui rebondissent l'un vers l'autre au gré de leurs expériences tout au long des années. C'est une des grandes réussites du réalisateur que d'avoir pu à ce point jouer avec le temps, allié par la seule grâce de la mise en scène l'évolution psychologique des protagonistes à l'évolution symbolique d'une nation. Ce pays ressemble à ces étudiants fraternellement en goguette qui conspuent, dans une soudaine flambée de racisme, un de leurs camarades noirs. C'est aussi cet ouvrier métallurgiste de l’East-Chicago, âgé et las, qui s'en va à l'usine malgré sa fatigue dans la nuit sombre. C'est encore, à l'autre bout de l'échelle sociale, ce capitaliste habitué à tout posséder, y compris sa fille, et qui préfère la tuer plutôt que de la voir en épouser un autre. Généralement les héros d'Arthur Penn, confrontés à un ordre social qu'ils ne comprennent pas et qui les exclue, n'ont d'autre ressource que l'anticonformisme (c'est le lot de Georgia) ou la quête violente d'un ailleurs possible (ce à quoi s'emploie Danilo). S'il avait réalisé le film dix ans auparavant, le cinéaste aurait sans doute fait de ces deux personnages de nouveaux Bonnie et Clyde, passant de la résistance passive au terrorisme actif. Au terme de leur évolution, Georgia et Danilo se contentent désormais de s'accepter, et d'accepter le monde tel qu'il est. Le couple non orthodoxe qu’ils finissent par former ressemble à une union de rescapés. Résignation ? Sagesse précoce ? Du tout. Ils vont au-devant de leur société comme la petite sourde-muette de Miracle en Alabama se lançait à la conquête de la connaissance avec rage puis avec ferveur.


Contrairement à Ettore Scola dans Nous nous sommes tant aimés, qui affichait des préoccupations similaires, Penn n'adopte pas une forme narrative fondée sur la succession et la rencontre des points de vue : Danilo organise autour de lui l'essentiel du récit. Dans un ouvrage qui prétend résumer l'échec bienheureux d'une génération, et qui est remarquable par la générosité proche du picaresque avec laquelle il invente l’existence, le glissement d'un principe collectif à un schéma solitaire peut qualifier un premier renoncement. Il reste néanmoins quelques traces d'une vision chorale et un personnage aussi secondaire que madame Zoldos est même invitée à dicter momentanément au récit son point de vue. Penn sait faire circuler les voix off, changer de narrateur à mesure des besoins, sans sonner les trompettes. Ces traces de polyphonie esquissent une critique : si les jeunes gens, après avoir lancé tant de défis à la mentalité de la classe moyenne, finissent par s'incliner, n'est-ce pas pour avoir rompu leur pacte de solidarité et avoir, chacun pour soi, tenté sa chance ou voulu la préserver ? Quant au changement d'identité des amis, il montre bien l'hésitation entre deux consciences. D’une part celle d'une communauté très fermée, avec son mot de passe ("Isadora Duncan", danseuse des années folles, femme libérée qui mourut en 1927, étranglée par sa longue écharpe prise dans la roue d’une Amilcar), son hymne national (Dvorak), ses actes rituels (l'amour avec Georgia), ses buts (la contestation joyeuse de l'ordre laborieux). Et d'autre part celle d'un style fondé sur une liberté d'allure, une confiance dans l'avenir, un goût de l'authenticité. Tout au long de ses expériences, le mode de vie de Danilo se traduit toujours par la volonté d'appartenir à un corps social : l'ouverture, la spontanéité, l'absence de méfiance qui le caractérise sont donc seulement les manifestations de son esprit clanique. Les thèmes unanimistes manifestent les impasses de la formation individuelle.


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Dans le registre du récit de jeunesse sur les sixties, le ton surprend en permanence. Mais moins encore que le motif répété conférant au film sa constante mélancolie. Penn choisit de ne montrer que le terme de chacune des époques qu’il décrit. Le lycée, quand le surgissement impromptu du sein de Georgia signe la fin des tendres chahuts. La vie étudiante, lorsqu’il faut vider sa chambre meublée. La croyance au mariage, quand Danilo quitte la maison de son épouse assassinée (le rêve américain flingué en plein front). La quiétude domestique, quand Tom part pour le Vietnam puis en revient avec une femme et deux petits enfants à la peau jaune qui rappelleront au héros son passé d’illusions (l’exogamie de Tom répond ainsi à l’endogamie poussée jusqu’à l’inceste de la riche famille où Danilo avait tenté de s’intégrer). L’insouciance hippie, quand la fête où se perd Georgia ne dissimule qu’une joie artificielle (le suicide de son amie éclate dans une scène qui pourrait être une hallucination de drogué). De séparation en renoncement, tous les personnages se heurtent, se ratent et se retrouvent pour contempler à chaque répit les conséquences du choc qu’ils ont créé. Ce n’est pas la durée des mois s’écoulant qui confère ce sentiment si poignant du temps qui passe, mais au contraire la cruauté répétée de l’ellipse : elle dit à Georgia, quand elle retrouve Danilo toujours blessé ou amoindri, à Danilo, quand il revoit Georgia toujours vive et radieuse, tout ce qu’ils ont manqué de l’autre, toute la vie perdue l’un sans l’autre. L’apaisement final de toutes les fureurs qui ont mû les protagonistes n’aura été possible qu’au prix de ce gâchis. "Pourquoi les choses prennent-elles tellement de temps ?" rit et pleure à la fois Georgia quand, serrant enfin Danilo dans ses bras, au croisement d’une rue tranquille au soleil, elle est sûre de vouloir de lui. Pourquoi ? Parce que nul deus ex machina ne vient jamais simplifier la donne. Le couple ne se constitue que par épuisement, par épurement.


La conclusion montre que désormais, pour les héros, il s’agit enfin de vieillir. Pendant dix ans, Danilo et Georgia se seront attirés, rejetés, entrechoqués. Le film ne dure que deux courtes heures, mais ce que l’on ressent si fort lors de cette douce scène sous la lune, c’est la douleur de l’apprentissage, la succession des échecs, l’usure de la vie et la rémission qu’offre finalement une veillée entre amis, près d’un feu qui crépite. Les bonheurs et les malheurs entremêlés de Danilo, Georgia, Tom et David, quelque chose en nous les a vécus, dans la durée ramassée de la projection. Ce n'est pas la mise en couple qui est l'idéal du film, c'est le mouvement, comme le confirme le mot de la fin prononcé par Georgia : à moi, dit-elle, le "next-move", le prochain coup. Georgia est une chronique du mouvement, et aussi du Mouvement, avec majuscule, celui des années soixante. On sait que la jeunesse n'est pas ce qu'on peut trouver de plus simple à filmer ; qu'il y a risque de dérapage vers la mièvrerie ou la posture, de n'être pas à la hauteur, et plutôt trop bas que trop haut. Servi par une superbe interprétation (en particulier de Craig Wasson et Jodi Thelen, toute en énergie, lumière, enthousiasme, avec sa façon bien à elle de bouger, de s’exalter, de prendre des décisions brusques), Penn se montre formidablement convaincant. Ce n'est pas qu’une question de métier : il y a chez lui une honnêteté dans le regard qu’il porte sur son pays, ses personnages et leur histoire qui peut se comparer à celle d’Elia Kazan. Il y a aussi et surtout une façon si certaine de jouer la convention, de ruser avec elle, de l'utiliser, de la décaler, que l'on est forcé d'y voir la marque de cette sensibilité sérieuse qui est l'autre nom de la sincérité.


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Thaddeus
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le 9 nov. 2014

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