Seuls face à notre propre jugement

Parfois on ne demande qu’à vivre, normalement, simplement, honnêtement, sans avoir à rendre de comptes. Une existence paisible dans un monde tumultueux, un rêve aussi ordinaire qu’inatteignable, lubie des naïfs qui osent croire à la bienveillance. Car dans leur horizon avance une masse informe, monstrueuse : la foule, prête à déchaîner sa Furie.


Fritz Lang à la conquête des terres hollywoodiennes


Fraîchement débarqué aux États-Unis et naturalisé américain après avoir fui le nazisme, le cinéaste allemand démarre sa carrière américaine avec Furie. Alors que le code Hays commence son travail de censure et d’influence sur la production d’œuvres cinématographiques, mettant un terme au cinéma pré-Code, ses films rugueux, crus, leurs bad endings et leur cynisme, Furie vient largement dénoter avec les paillettes et les envolées lyriques. Car, ici, le spectateur va être confronté à une brutale réalité, qu’il ne pense pas forcément être la sienne, et pourtant.


Furie, c’est l’histoire du type ordinaire, sympathique, attachant, qui était là au mauvais endroit et au mauvais moment. Spencer Tracy, avec sa carrure imposante et sa bonhomie apparente, attire immédiatement la sympathie du spectateur. Irréprochable, un brin maladroit, il tente de réussir, avec ses petits moyens, dans une Amérique encore largement affectée par les conséquences de la crise de 1929, et où les malhonnêtes ont vite fait de corrompre les honnêtes. Et dans cette société où les espoirs sont vite rattrapés par la réalité, les honnêtes sont souvent les premières victimes. Et Furie parvient, en une heure et demie de temps, à proposer un vibrant discours sur notre société, notre manière de juger, et même à remettre en question la peine de mort.


La foule, un monstre informe et sans pitié


Furie est, avant tout, un film sur la manipulation des masses, sur leur capacité à se mobiliser soudainement et à sortir de leur torpeur grâce ou à cause d’un simple fait divers. Un homme a été arrêté car il est suspecté d’avoir enlevé des enfants, faisons courir le bruit, ne laissons pas à la police une chance de le libérer, pendons-le haut et court, érigez un bûcher et lancez un feu de joie. Car cet homme est forcément un criminel. La procédure institutionnelle est écrasée par les commérages, qui se répandent comme une traînée de poudre qui n’attend que de s’enflammer pour semer la destruction. Fritz Lang déshumanise la foule, soustrayant l’individu à une masse qui le dépasse. Pour reprendre une des phrases de Joe (Spencer Tracy) : « The mob doesn’t think. It has no mind of its own. » , ou en français, « La foule ne pense pas. Elle n’a pas de réflexion propre. »


Dans la première partie de l’intrigue de Furie, nous retrouvons bien des schémas et thématiques déjà présents dans les précédents films de Fritz Lang. Dans Metropolis, les hordes d’ouvriers étaient aveuglées par leur soif de révolte et de destruction, et dans M le Maudit, toute la population se mettait à traquer un individu instable et faible. Furie reprend ces composantes, montrant tout le déferlement de haine dont est capable une foule aveuglée par la vengeance, saisissant une occasion rêvée d’agir « pour le bien commun », certainement. L’image d’un jugement infernal, où l’on déchaîne les flammes de l’Enfer pour ensuite faire appel à la miséricorde de Dieu. Et celui qui voulait simplement sa place dans la société, individu paisible et sans histoires, devient, sous la pression de la foule monstrueuse, un monstre.


Nous mettre en position de juge pour mieux remettre en question notre jugement


Là où Furie brille tout particulièrement, c’est dans sa capacité à être tout sauf manichéen. En effet, en suivant l’intrigue, on oppose très rapidement le malheureux Joe à la foule impitoyable, composée d’individus souvent médiocres et présentés comme étant généralement assez antipathiques. Naturellement, le spectateur prend parti pour Joe, et espère que justice sera rendue, à travers une sentence exemplaire envers ces criminels d’un soir. Le spectateur obtient une satisfaction d’autant plus grande en assistant à la « résurrection » de Joe, métamorphosé, résolu à faire couler le sang afin de compenser le châtiment subi. Face à l’injustice dont il a été témoin, le spectateur est accaparé par ce même désir de vengeance, porté par Joe, et malgré un espoir assez mince, espère voir triompher le malheureux.


Mais voilà, tout n’est pas aussi simple que cela. Au fur et à mesure que l’histoire avance, et notamment à travers le regard de Katherine, le spectateur commence à prendre conscience. Il comprend que la démarche de Joe est tout aussi horrible que ce qu’il a subi. En se convaincant que les 22 accusés doivent être châtiés, le spectateur passe, comme Joe, de victime à tortionnaire, réalisant le même procès expéditif que celui du village à l’encontre de Joe. Ce dernier, mort à l’intérieur, s’incarne comme un spectre de la destruction, et le spectateur comprend alors qu’il a été pris au piège. Il s’est lui-même pris à être animé par la volonté de voir ces individus payer pour leurs crimes, vingt-deux âmes envoyées en Enfer contre une, et ce, sur un mensonge. Ainsi, la cruauté des uns a réveillé une cruauté bien pire encore. Vient alors se poser cette question : dans un monde où tout va très vite, où les pulsions influencent nos actes, où chacun peut s’improviser juge, peut-on accepter de choisir si quelqu’un peut continuer à vivre ou non ?


Un film résolument moderne qui ne laisse personne indemne


Comme souvent dans ses films, Fritz Lang frappe par la modernité de son discours. Une modernité qui ne lui épargne d’ailleurs pas des remontrances de la part des studios, qui ne parviendront cependant pas à dénaturer l’oeuvre du cinéaste, qui signe ici un film majeur, bien que sa postérité demeure étonnamment minime. Se nourrissant du contexte de l’époque, il délivre des discours intemporels, qui demeurent d’actualité, notamment à une époque où certains Etats des Etats-Unis, entre autres, continuent d’appliquer la peine de mort. Furie propose une intrigue captivante et prenante, révoltante, menée tambour battant, ne laissant aucun répit.


Mais, surtout, le tour de force du film réside dans sa capacité à s’adresser directement au spectateur, à le faire se questionner lui-même, pour casser la frontière de l’écran, et s’inviter dans notre conscience. Quand les foudres de l’injustice s’abattent sur un homme sans histoires, s’approche le spectre de la destruction. Furie transforme les victimes en bourreaux, et prend au piège le spectateur dans cette spirale vengeresse où l’on est mis face à notre propre raison. Un chef d’oeuvre.

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le 29 nov. 2018

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