En prenant cadre dans la trop fameuse île de Lampedusa, Fuocoammare édifie une proposition documentaire des plus limpides : ramener un espace altéré par la représentation – cette image médiatique, nécessairement réductrice, qui colle à la peau de ce petit bout de terre cerné par la mer – à sa véritable nature de lieu, au sens géographique et anthropologique du terme ; déconstruire un symbole de notre temps, pour mieux l’ancrer dans une double appartenance : au réel, pluriel et contradictoire par essence, et au mythe, via des jeux de résonance entre passé et présent. Cependant, et là réside l’étrangeté fascinante du film, Gianfranco Rosi déjoue les attentes par un art du montage où migrants et autochtones sont chacun relégués à leur portion d’espace, leurs rapports ne dépassant pas celui de la contiguïté hermétique, de la cohabitation sans rencontre. Ainsi, Fuocoammare n’est pas le lieu d’une confrontation ou d’un échange directs entre les cultures : privilégiant l’approche oblique de l’expression poétique, il dresse des parallèles secrets, établit des connexions souterraines par-delà la séparation du cadre, par des échos de raccords, tout en témoignant d’une situation bien réelle – les migrants en transit étant effectivement maintenus à distance des insulaires. Si cet afflux de réfugiés soigneusement dissimulé au regard ne semble pas concerner le moins du monde la population locale (le médecin de l’île constituant le seul pont entre les deux milieux), quelque chose subsiste cependant dans l’air, un poids invisible qui n’est pas sans peser insidieusement sur les âmes – en témoigne cette anxiété inexplicable qu’un enfant du cru éprouve, et pour laquelle il consulte un médecin afin d’en déceler la cause.


Dans cet échange transversal qui se noue, le cinéaste donne à ressentir le puissant décalage entre une dynamique de l’urgence, une trajectoire odysséenne entièrement suspendue à une exigence de survie, et une temporalité ancestrale, presque figée, caractéristique d’un lieu coupé du monde qui voit se perpétuer, au rythme des coutumes et sensibilités locales, un mode de vie où les enfants apprennent patiemment la vie, tandis que les adultes transmettent leur savoir et vaquent à leurs occupations solitaires. En une évocation circulaire, le récit s’ouvre toutefois à un réseau d’échos qui complexifie cette dialectique : l’histoire de l’île, les cicatrices de son passé, se retrouvant de fait confrontées aux affres de l’actualité, nourrissent ainsi le présent de résonances tragiques. Fuocoammare n’est jamais plus juste que lorsqu’il laisse à la parole sa pleine fonction cathartique, aux mots la possibilité d’incarner une expérience à vocation universelle – le récit d’un migrant, fait de larmes et de sang, sur le périple de son groupe pour rejoindre l’Europe, ou un vieux chant local dédié aux victimes d’un naufrage en temps de guerre, communiant alors en un même cri de souffrance et de reflux traumatique. A l’image de son très beau titre, qui sanctifie une réunion à la fois violente et poétique des contraires (« fuocoammare » ou, littéralement, « mer en feu »), le film de Gianfranco Rosi peut se voir comme une association d’images qui se renient et s’appellent dans le même mouvement – un enfant pouvant grandir et, avec énergie mais non sans inquiétude, s’ouvrir au monde, quand à quelques encablures échoue une embarcation de fortune jonchée de cadavres. Horizon tout autant que lieu de vie, source de bienfait comme de mort, la mer constitue ce lot commun aux deux populations, par laquelle s’incarne pleinement la dynamique ambivalente du propos : un objet de terreur ou de fascination, qui cristallisent à la fois les peurs et les espoirs.


Les choix du cinéaste témoignent cependant d’un certain déséquilibre : au portrait de l’enfant de l’île et, plus succinctement, d’autres villageois, ne fait écho aucune trajectoire notable parmi les migrants, qui traversent le film tels des spectres, des apparitions intenses mais toujours interchangeables. Selon les sensibilités, on pourra aussi modérément goûter à certains parti-pris poétiques trop imprégnés d’évidence : en un écho lointain (moins sentencieux toutefois) du Look of Silence de Joshua Oppenheimer, Fuocoammare nous ressort le coup de la métaphore ophtalmologique pour mieux surligner un sujet déjà limpide, à savoir la cécité d’une population vis-à-vis d’une réalité terrifiante. Ces quelques réserves ne sauraient néanmoins suffire à se dispenser de ce très singulier documentaire.


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le 17 sept. 2016

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