Faces est le film de la maturation pour Cassavetes, une affirmation de son indépendance. Après la fougue innocente de Shadows et une excursion hollywoodienne castratrice, l’approche foutraque et improvisée du cinéma des débuts laisse place à plus de professionnalisme. Un texte omniprésent tout d’abord pensé pour le théâtre, un tournage marathon à plusieurs caméras imposant une réalisation plus dynamique, un montage à la moviola beaucoup plus élaboré, ce film marque une nette progression dans tous les domaines de la production. Tout d’abord pamphlet venant poser un regard critique sur un milieu qu’il vient de fuir dans la fureur et l’amertume, cette œuvre présente également une belle réflexion de l’auteur sur les faux-semblants qui envahissent les rapports humains et offre un terrain de jeu fantastique pour des acteurs état de grâce.

Suite à une soirée très arrosée en compagnie de Jeannie, une call-girl intelligente et fantasque, le businessman Richard Frost rentre au domicile conjugal. Après une dispute avec sa femme Maria, il lui annonce son intention de divorcer et part retrouver Jeannie. Maria de son côté semble goûter à une nouvelle liberté en redécouvrant le plaisir des nightclubs et d'une vie moins formatée. Elle rencontre ainsi Chet, un gigolo débordant de vie avec qui elle termine la nuit. C'est le moment d'un face à face révélateur pour un couple se berçant d'illusions depuis des années.

Après le succès critique de son premier long métrage Shadows, le nom de John Cassavetes entant que réalisateur commence à être synonyme d’originalité et de fraîcheur à Hollywood. Approché en 1961 par Paramount Pictures pour écrire et réaliser La ballade des sans-espoirs (Too Late Blues), puis par United Artists en 1963 afin de mettre en scène Un enfant attend (A Child Is Waiting) avec Burt Lancaster et Judy Garland dans l’un de ses derniers rôles, Cassavetes ne tardera à se heurter à la rigidité des studios. Conflits durant les tournages, frictions perpétuelles avec les exécutifs en places, remontages massifs, il comprend rapidement que sa soif d’indépendance et de contrôle n’est pas compatible avec les systèmes de production en place.

Frustré et consterné par l’attitude cynique des responsables de studios, il décide alors de réaliser de manière totalement autonome grâce à ses cachets d’acteur, un film cathartique pointant du doigt la superficialité des rapports humains régnant au sein de ce milieu qui lui semble étranger. C’est ainsi que naît le génial Faces. Frénétique, Cassavetes écrit d’un seul trait un brûlot de 265 pages qu’il compte tourner en 16mm avec un budget de 275000 dollars (il hypothéquera sa maison pour réunir cette somme) et une équipe très réduite. Dénué de réelle structure dramatique au sens traditionnel du terme, le film se présente comme une œuvre instinctive et immédiate. Une succession d’instantanés de vies intenses et réalistes plus qu’une succession de scènes formant un tout narratif se voulant cohérent.

Après six mois de tournage à plein régime - alors qu’un studio hollywoodien n’aurait accordé que six à huit semaines à une entreprise de ce type - Cassavetes se trouve à la tête de 115 heures de rushes. Il passera plus de deux ans en salle de montage pour concevoir plusieurs versions de Faces, essayant différents découpages, différents rythmes afin d’explorer toutes les pistes possibles et servir au mieux sa vision. Partant d’un premier ‘director’s cut’ titanesque de six heures, il affine petit à petit son film pour en tirer la substantifique moelle et arrive à une version plus digeste de 130 minutes. Ce n’est que durant les six derniers mois de montage, au cours de l’année 1968, qu’il enchaînera les projections publiques afin d’apporter les derniers réglages à son œuvre. Un souci du détail et un perfectionnisme artistique rendus possibles grâce à une totale liberté et à une post-production "en vase clos" à l'abri de l’intervention des forces économiques parasitant le signal entre l’auteur et son public.

Composé de six longues scènes de plus en plus intenses, Faces présente une mise en scène en mouvement constant au service des acteurs. La caméra de Cassavetes, à la recherche de l’instant de vérité, semble opportuniste, cherchant à capturer un jaillissement humain, une (ré)action pure. Elle scrute de prés visages et corps, n’hésite pas à s’appesantir sur les détails pour mieux traverser la surface des êtres et pénétrer les âmes. Cette caméra à l’épaule fait partie de l’action, elle n’est pas là pour se faire oublier, au contraire. C’est un personnage à part entière, un ambassadeur du spectateur chargé de lui faire ressentir au mieux les émotions des protagonistes. Elle n’expose pas les actions avec du recul mais nous implique dans les situations.

Le montage est tout aussi visible. Il n’est pas seulement employé pour articuler une succession de plans mais surtout pour souligner et mettre en valeur la confusion ambiante. Changements d’axes brutaux, absence de raccords téléphonés, insères déstabilisant, tout ici est fait pour nous pousser à lâcher prise. Un choix courageux correspondant parfaitement à ce désir de fuir la facilité qui caractérise Cassavetes. En bon amateur de Jazz, le réalisateur n’impose pas un rythme régulier et monotone mais préfère la créativité quitte à désorienter le spectateur, assommé par ce découpage syncopé inhabituel.

Premier chapitre de sa "trilogie du mariage" avant Husbands en 1970 et Une femme sous influence (A Woman Under the Influence) en 1974, Faces est la chronique d’une classe moyenne américaine en voie de disparition. Tout d’abord tenté d’appeler son film "The Dinosaurs", Cassavetes illustre ici les derniers soupirs d’un mode de communication entre hommes et femmes dépassé. A travers les différentes interactions présentées nous sommes ici témoins de pratiques sociales éculées plombées par une hiérarchisation artificielle des êtres imposée par une société rétrograde. Jouant un jeu de dominant/dominé, hommes et femmes semblent incarner des rôles de manière mécanique en mettant de côté de leur humanité.

Désensibilisés, ils ne sont plus que des masques, des "visages" sans identité. Ne cherchant pas à savoir qui ils sont réellement, préférant s’intégrer socialement, ils se sont recroquevillés sur eux-mêmes, incapables de s’ouvrir à toute possibilité émotionnelle. Pour illustrer ce concept de manière tout à fait cinématographique, Cassavetes n’hésites pas à multiplier les points de vu. Ainsi, quand dans un film conventionnel nous aurions suivi un seul personnage, un seul héros du début à la fin du métrage, le réalisateur nous pousse ici à suivre différents chemins parfois contradictoires. Comme pour mieux comprendre et accepter l’autre.

Il sous-entend ainsi qu’une identité équilibrée est aussi inspirée par les expériences et les idées des autres. A l’opposé de l’individualisme régissant la société américaine, Cassavetes semble donc avancer que nous nous construisons en partageant des expériences sociales et que la vie est avant tout une aventure collective et non individuelle.

De manière tout à fait symbolique, Faces utilise la désintégration d’un mariage pour appuyer ce propos. Le déni et le manque de communication réelle entre Richard (extraordinaire John Marley dans un rôle compliqué alliant force extérieure et fêlures intérieures) et sa femme Maria (Lynne Carlin, d’une sobriété et d’une classe imparables) en font deux inconnus l’un pour l’autre. Leur couple n’est plus qu’un mécanisme bien réglé, une routine absurde régie par des règles insensées. Une relation détruite réduite à une accumulation de réflexes conditionnés accumulés années après années.

C’est la raison pour laquelle Richard ira paradoxalement chercher un peu d’authenticité auprès de la Call-Girl Jeannie (Gena Rowlands, drôle, belle, touchante, parfaite) et Maria de la spontanéité dans les bras du gigolo Chet (Seymour Cassel, si naturel qu’on l’imaginerait sorti d’un documentaire). Ces deux êtres, excentriques et animés par une véritable soif de vivre semblent les réanimer. Ils représentent l’excitation, l’incertitude, des sensations qu’ils ne connaissent plus depuis bien longtemps, bloqués qu’ils sont dans la monotonie d’une vie dont ils n’osent plus s’échapper.

Pourtant Cassavetes ne semble pas tenir un discours pessimiste ou fataliste, bien au contraire. Il perçoit simplement la vie comme une lutte de tous les instants, un combat pour comprendre l’autre et se faire comprendre. Fuir et occulter la réalité, porter un masque pour se complaire dans le compromis de la bienséance et du savoir-vivre, voilà sa vision de la défaite. Comme tout combat, les relations amicales et amoureuses sont parfois jalonnées de victoires qui valent la peine de fouler le champ de bataille, quitte à prendre des risques pour explorer les possibles.

Ce refus du compromis et du faux-semblant correspond tout à fait à la personnalité de Cassavetes. Refusant de s’inscrire aussi bien socialement qu’artistiquement dans la norme, détestant l’hypocrisie et la fausse cordialité régnant à Hollywood, Faces est certainement son film le plus personnel. Cris du coeur d’un artiste cherchant à tracer son propre chemin sans subir le dictat de son époque, ce film rejette en bloc les règles tacites de la société américaine de la fin des années 60 et les postures sociales artificielles polluant les rapports humains.

Acte collectif situant sa problématique dans le champ des émotions, ce film favorise une expérimentation de jeu au détriment d’une exploration graphique de l’espace. Ne cédant jamais au piège de la représentation artificielle, mettant l’accent sur les expressions, les visages, les regards, Cassavetes réduit les décors à leurs plus simples expressions et favorise ainsi la dramatisation des situations au détriment de l’intrigue. L’affirmation d’un cinéma du réel à hauteur d’homme, peu concerné par la forme, intéressé par les tréfonds de l'âme et occultant avec précisions les fines craquelures texturant nos vies.

Faces, de John Cassavetes (1968). Disponible en DVD chez G.C.T.H.V.
GillesDaCosta
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le 28 mars 2013

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Gilles Da Costa

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