L'Au-delà
6.8
L'Au-delà

Film de Lucio Fulci (1981)

Aboutissement artistique et thématique de vingt-deux ans de carrière, L’au-delà est un admirable concentré maîtrisé de toutes les préoccupations du maestro. Mélant répulsion et fascination, cette oeuvre éminemment personnelle représente une certaine perfection « Fulcienne » entre épure narrative et complexité visuelle. Un film testament avant l’heure, témoin des phobies profondes de son auteur et apothéose artistique démontrant le savoir-faire incroyable d’un artisan passé maître dans son domaine.

En 1927 dans une petite ville de la Louisiane, un groupe de villageois superstitieux mutile et crucifie Sweick, un peintre présumé sorcier ayant osé représenter l’enfer dans un de ses tableaux. Cinquante-quatre ans plus tard, Liza Merrill emménage dans la demeure du martyr transformée en hôtel et des phénomènes macabres se succèdent après sa rencontre avec Emily, une mystérieuse jeune femme étrangement liée à ces évènements. Accompagnée du Dr John McCabe, Liza va bientôt découvrir en consultant le sinistre Livre d’Eibon que la vieille bâtisse est en fait construite au-dessus d’une des sept portes de l’enfer et que des forces maléfiques s’apprêtent à faire leur retour sur terre afin de plonger le monde des vivants dans l’obscurité.

Considéré par bien des aficionados du maître comme le chef-d’oeuvre absolu de Lucio Fulci, L’au-delà (E tu vivrai nel terrore – L’aldilà) renferme tout le savoir-faire de cet artisan de génie. En pleine possession de ses moyens cinématographiques, il impose avec force ses visions démoniaques et crée un univers toujours plus surréaliste, terrain de jeu onirique, théâtre des pires atrocités. Ainsi, se rapprochant encore du peintre, tel l’artiste maudit Schweick, il abandonne tout carcan narratif et capture des scènes macabres vouées à marquer les inconscients au fer rouge. Pas étonnant en ce sens que la notion de vraisemblance soit souvent maltraitée tout au long du film, le réalisateur n’essayant pas de capturer ou photographier le monde réel mais plutôt de dépeindre une dimension cauchemardesque fantasmée, au-delà des normes de notre monde.

Entrer dans L’au-delà c’est aussi accepter d’être exposé à une logique interne, coupé de toute réalité pour s’immerger dans un ailleurs purement filmique. Une distorsion spatiale et temporelle abandonnant presque totalement la notion de signification pour atteindre un idéal quasi organique purement viscéral. Là ou bien des réalisateurs intellectualisent à outrance leur démarche pour se dire « auteurs » et tentent vainement de viser le cerveau avec un lance-pierre, Fulci vise les tripes avec un bazooka, n’ayant que faire de la bien-pensance pour se concentrer sur la jouissance primale. Son cinéma est celui de l’expression pure et du ressenti, une déclaration instinctive, reflet de ses préoccupations esthétiques et thématiques. C’est certainement la raison pour laquelle il sera mésestimé des critiques pendant une grande partie de sa carrière.

Car il n’y a rien à « comprendre » dans ce film. En bon amoureux du jazz, Fulci propose une expérience arythmique qu’il est difficile de décrire ou de caractériser. Un langage propre à son concepteur, au phrasé unique et représentant le développement d’une voix individuelle riche et complexe. Nous ne sommes pas ici dans l’univers de la réflexion ou de l’interprétation mais plutôt dans celui de la sensation et L’au-delà est un film dénué d’intrigue au sens premier du terme. C’est une succession d’images illogiques, de visions, de cauchemars. Un film déstructuré refusant les conventions pour se complaire dans la mise en valeur du macabre.

Dans la plus pure tradition italienne, Fulci est en fait un esthète amoureux de la stylisation excessive. Influencé par ce goût de l’outrance omniprésent dans le cinéma italien depuis le départ de Fellini du mouvement neoréaliste, il est le digne héritier de cette obsession de la forme au même titre qu’un Bernardo Bertolucci ou un Sergio Leone dans des genres complètement différents. Bien souvent considéré comme un réalisateur bas du front par ses détracteurs, la démarche de cet élève d’Antonioni et Visconti au « Centro Sperimentale di Cinematografia » de Rome est au contraire empreinte d’une grande intelligence et s’inscrit parfaitement dans l’histoire du cinéma de son pays.

Évidement L’au-delà, comme le cinéma de Fulci en général, n’est pas facile d’accès. Il ne véhicule pas un message qu’on pourrait qualifier d’optimiste et ne se soucie heureusement jamais de moralité. Mais ce film est tout de même un triomphe. Triomphe de la mort, du mal, de la violence. Une culmination jubilatoire de tout ce qui rend « l’univers Fulci » unique. Pas de logique ou de raison dans ce cinéma du sinistre. Les évènements se succèdent dans le seul et unique but de satisfaire les pulsions cinématographiques du metteur en scène. En ce sens L’au-delà reflète parfaitement la cruelle absurdité du monde réel ou les ambitions, espoirs ou désirs des ‘personnages’ que nous sommes sont finalement bien superflus face au rouleau-compresseur d’une existence plus subie que vécue. Ce triomphe de L’au-delà, c’est aussi cette capacité à illustrer l’absence de logique et l’aspect aléatoire de nos vies. Cette course effrénée, désordonnée et hors de contrôle vers le néant.

Comme nous l’avons constaté dans les quatre premiers articles de cette rétro, cette préoccupation morbide a toujours imprégné le travail de Fulci quels que soient les genres cinématographiques auxquels il s’est essayé. On parle souvent d’exploitation des genres lorsqu’on analyse la carrière du réalisateur, mais on assiste avant tout ici à l’exploitation d’une névrose, d’un mal intérieur profondément ancré. Du Giallo avec La longue nuit de l’exorcisme (Non si sevizia un paperino) au Western pour 4 de l’apocalypse (I quattro dell’apocalisse) en passant par le film d’horreur sur L’Enfer des zombies (Zombi 2) une grande partie de sa filmographie illustre cette peur de l’autre monde et L’au-delà représente l’apothéose de cette thématique très personnelle.

Film-somme dans tous les sens du terme, L’au-delà compile avec bonheur les figures les plus aimées du cinéma fantastique. Zombies, araignées mangeuses d’homme, esprits démoniaques, enfant maléfiques, sorciers, aveugles omniscients, possédés de toutes sortes, dimensions parallèles, limbes lugubres, visions dantesques, c’est un véritable « inventaire à la Prévert » du cinéma d’horreur. Un fourre-tout de la terreur. Comme si Fulci était conscient de réaliser son « All Star », son grand film en forme de déclaration d’amour, hommage à cette imagerie qu’il connaissait si bien. Il se permet même de s’auto-citer, en reprenant dans le prologue du film la légendaire scène de lapidation de Florinda Bolkan dans La longue nuit de l’exorcisme et en faisant un clin d’oeil (désolé) à l’énucléation d’Olga Karlatos dans L’Enfer des zombies.

Impossible par ailleurs de ne pas distinguer dans ce même prologue couleur sépia un vibrant hommage au maître Mario Bava, faisant écho au calvaire de la sorcière interprétée par la légendaire Barbara Steele dans le chef-d’oeuvre intemporel de 1960 Le masque du démon (La maschera del demonio). On remarquera aussi quelques similitudes évidentes avec Suspiria et Inferno du grand Dario Argento, deux films ayant également pour toile de fond un monde situé dans un « no man’s land » cauchemardesque et mettant en scène des personnages paumés n’ayant pas la capacité de s’en échapper. Enfin au chapitre des influences on notera encore une fois l’emploi d’une mythologie directement inspirée par Lovecraft. Après le Livre d’Enoch et la ville de Dunwich dans Frayeurs, Fulci et son co-scénariste Dardano Sacchetti citent ici le Livre d’Eibon, un ouvrage maudit apparaissant dans plusieurs nouvelles comme Celui qui hantait les ténèbres ou La Maison de la sorcière notamment. Puisant également dans l’univers gothique de Poe et dans le sens aigu du mystère et de l’atmosphère d’un Jacques Tourneur, Fulci montre avec L’au-delà qu’il est le catalyseur d’influences bien digérés et vient se hisser avec cette peinture infernale au niveau de ses modèles.

Pour parvenir à concrétiser sa vision, Fulci rassemble donc une équipe de choc, déjà responsable du succès mondial de L’Enfer des zombies. Le directeur de la photographie Sergio Salvati, fidèle d’entre les fidèles, compose des plans absolument splendides. Les couleurs vibrantes viennent rehausser des cadres très élaborés, mis en valeur par des mouvements d’appareils tous plus ingénieux et intelligents les uns que les autres. On ne dira jamais assez à quel point ce film regorge d’images fortes et iconiques, que ce soit cette vision de Cinzia Monreale seule au beau milieu d’une autoroute désertique surplombant la mer, cette dissolution à l’acide étrangement onirique ou ce sensationnel plan de fin, qui est peut-être l’une des compositions plastiques les plus puissantes de toute la filmographie de Fulci. Une imagerie totalement « lovecraftienne », témoignant d’un réel don pour produire des scènes visuellement captivantes malgré un budget rachitique. Véritable écrin photographique, ce travail graphique sensationnel rend honneur aux effets latex incroyables du grand Giannetto De Rossi.

Car le boucher cinématographique est ici au sommet de son art avec des scènes anthologiques que je refuse de décrire pour ne pas gâcher le plaisir de ceux qui n’ont pas encore découvert le film (les scènes gores ont ici un rôle plus central que dans Frayeurs par exemple). Contentons-nous de dire que jamais un travail de destruction n’a été aussi poétique, maîtrisé et soyons honnêtes, immonde. Un boulot d’orfèvre qui n’a absolument rien à envier aux prouesses de Rob Bottin, Dick Smith ou encore Tom Savini. Rendons également hommage au production design tout bonnement excellent de Massimo Lentini et surtout à la bande originale culte de Fabio Frizzi. Caractéristique de ses collaborations avec Fulci, sa partition synthétique à la fois funky et macabre, tout en décalages de tons, accompagne harmonieusement la cruauté du métrage.

Sur fond de chants grégoriens, les rythmes électroniques alliés à une ligne de basse toujours aussi omniprésente produisent un son excentrique entêtant qui, bien que toujours influencé par Goblin, crée une empreinte sonore propre à L’au-delà. Un motif musical récurant vient par ailleurs illustrer les morts et se présente comme une force cohésive essentielle tout au long du film. En effet, son insistance répétitive crée un lien entre ces évènements narratifs disparates, soulignant ainsi le rythme du montage et s’alliant à la virtuosité des images pour générer un ensemble audiovisuel original et cohérent.

Rien à redire non plus en ce qui concerne la distribution du métrage. L’esquise Catriona MacColl fait ici preuve d’un charisme hallucinant et campe une héroïne des plus crédibles. La muse de Fulci démontre encore une fois sa remarquable capacité à arrimer un personnage crédible dans un contexte surréaliste, imposant par la sobriété de son jeu une Liza forte et déterminée. David Warbeck est lui aussi tout à fait convaincant dans le rôle du Docteur John McCabe. Son air de Jack Nicholson du pauvre assez séduisant et son interprétation bi-dimensionelle composent néanmoins un personnage plaisant, héros classique à l’ancienne s’intégrant très bien dans l’univers du film. Enfin Cinzia Monreale fait d’Emily une figure iconique forte au charisme magnétique. Partant d’un rôle assez mince sur le papier, elle injecte une bonne dose d’humanité dans cette jeune femme pourtant fantomatique et livre une performance sensible toute en finesse. Pas étonnant que ce visage aux yeux vitreux soit aujourd’hui une des figures les plus reconnues du cinéma d’horreur tant l’actrice se livre à corps perdu dans sa prestation.

L’au-delà n’a donc pas volé son statut de chef-d’oeuvre. Décoction morbide et virtuose d’éléments purement « Fulciens », il mérite amplement sa réputation de monument de l’ultra-violence consacré à travers le monde. Ambitieux, atmosphérique, labyrinthique, il représente la confiance de Fulci en l’efficacité de son style, l’assurance d’un maître de l’épouvante. Un sommet créatif qu’il n’égalera malheureusement jamais durant les quinze dernières années de sa longue carrière. Devant faire face à des budgets toujours plus restreints, enfermé dans une surenchère constante de violence imposée par les producteurs et les distributeurs, Fulci s’enfonça peu à peu dans une dépression sournoise. Réduit à associer son nom à des projets ineptes auxquels il n’était associé que très artificiellement, le réalisateur vit sa réputation décliner peu à peu et enchaîna les soucis de santé. Ses derniers films, Demonia, Voix profondes (Voci dal profondo) et Le porte del silenzio, dont Fulci était également le scénariste, furent condamnés par la critique et taxés d’amateurisme. Après avoir réalisé plus de cinquante films et exploré la plupart des genres, il mourut en 1996 alors qu’il s’apprêtait à réaliser Le Masque de cire, sa première collaboration avec Dario Argento, producteur du film.
GillesDaCosta
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le 19 janv. 2013

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Gilles Da Costa

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