Avec Eyes Wide Shut, Stanley Kubrick fait d'un couple (simplement) rongé par l'adultère (ou du moins son simple désir) un piège machiavélique et pervers qui se referme petit à petit et avec brio sur son spectateur et son personnage central, pathétique homme dont le statut social (il est un docteur et ne cessera de le répéter, carte à l'appui) et le sourire glacé d'américain parfait cache des fantasmes inassouvis de petit garçon pourri gâté (à l'image d'une classe sociale dont Kubrick se moque ouvertement), risible et lubrique (Tom Cruise semble fait pour le rôle).
Le New York qui sert de décor, faussement idyllique et plongé dans les paradoxales couleurs vives et musiques de Noël, se révèle un labyrinthe cauchemardesque très scorsesien, peuplé de personnages fantasques et irréels, proches de la folie, grouillant dans des nuits interlopes et des rues qui suintent le sexe, sordide et obsédé, et la mort.


Eyes Wide Shut est libidineux et baroque, un film d'amour chirurgical et morbide autant qu'un puzzle fantasmagorique déroutant, une fable cynique et politique autant qu'un film souvent plus terrifiant que Shining, une œuvre aux mille facettes, aux mille secrets, qui jamais ne se dévoilent, avançant masquée, et troublant avec intelligence le spectateur dont Kubrick fait ce qu'il veut, le baladant entre rêve et réalité, fantasmes et frustrations, croyances mystiques et hypocrisies sociales, sectes et pédophilie.


On retiendra enfin, outre l'aussi fascinante que glaçante scène du bal masqué et de l'orgie qui suit (scène que n'aurait pas reniée David Lynch et probablement d'ailleurs l'une des scènes les plus marquantes de l'histoire du cinéma, sensoriellement et esthétiquement parlant), le culot génial qu'a Kubrick à ouvrir son dernier film sur les fesses de Nicole Kidman (qui brille ici par sa rareté obsédante), et à clore son énigmatique et insondable œuvre par l'insolence du mot "fuck".


Provocateur, malin, tortueux, lugubre et pervers, Eyes Wide Shut est un coup de poing fait aux élites et un geste de cinéma plus libre que jamais, une œuvre au ras des humains, dans leur plus grande beauté et leur plus grande crasse, que Kubrick aura décryptées comme aucun autre artiste, un film digne d'un cinéaste qui avait enfin décider de tout dire et qui, comme un enfant malicieux, et au risque de se rendre facilement détestable, nous place comme nos propres observateurs, par le superbe mouvement de fascination-répulsion qu'il nous impose sans cesse. Eyes Wide Shut est un piège immonde qui exerce sur ceux qui l'abordent un envoûtement et un charme véritablement dangereux, se faisant de ce fait, un immense film à redécouvrir encore et toujours, à l'image de l'œuvre entière de son créateur.

Charles Dubois

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