Le long-métrage posthume de Stanley Kubrick fut sanctifié avant même sa sortie. Alors que la rumeur, alimentée par un parfum de scandale, laissait présager un sulfureux thriller érotique, le maître offrit un grand film relativiste réfutant l’absolu de l’amour comme les fascinations de l’abîme, et où il approfondissait ses préoccupations perpétuelles : l'esprit et ses dérèglements, les manifestations du relâchement des consciences, l’écaillement du vernis civilisationnel et des normes culturelles et morales, attaqués par les pulsions élémentaires. Du récit d’un désir dont on ne saura jamais s’il a existé ou non, naît le parcours de son docteur de héros à travers une floraison de fantasmes dont on ne peut être vraiment sûr qu’il en est le sujet, d’autant que des larmes racontent à la fin qu’il a manqué de peu d’en être la victime. Ambiguïté décisive. Eyes Wide Shut a bien un protagoniste, mais celui-ci traverse le film tel Ulysse monté dans un train fantôme et contraint de retourner à sa Pénélope endormie : dead man engourdi dès le générique par une valse, ébloui par les feux de la fête, croyant d’abord recevoir les songes heureux issus des portes de corne, il ressort sanglotant d’avoir appris que celles-ci étaient d’ivoire, mensongères et illusoires, meurtri d’un transfert qui faillit lui être fatal. Kubrick traite le couple de la manière dont il abordait dans 2001 l’origine et le devenir de l’humanité, comme la suprême frontière à conquérir, le dernier mystère à explorer.


Tom Cruise, contrit, compressé, coincé par son hétérosexualité WASP et bourgeoise, dépossédé de son habit de lumière pour être rendu à une intimité inédite, incarne un homme impuissant qui refuse le passage à l’acte et se voit toujours placé en infériorité vis-à-vis de ses partenaires. Cet écrasement progressif de la figure d’une star de cinéma, la mise en pièce de son image n’étaient envisageable qu’avec un comédien qui portait en lui cet amoindrissement. Nicole Kidman est employée sur le mode rigoureusement inverse. Emblématique est le plan initial où elle apparaît nue, de dos, non par un déshabillage progressif mais par un geste unique, parfait, d’une souveraine désinvolture, provoquant une sidération pétrifiante à la manière d’une déesse antique. Dans la scène de ménage qui oppose Alice à son mari, sa diction artificialisée par une hyperaccentuation, ses changements de tonalité, les ralentissements de son débit créent une suspension qui ménage un stupéfiant suspense verbal. Ainsi le ton moqueur initial se dissout dans une raillerie aigre et vindicative, puis une délectation sadique, pour s’éteindre dans un chuchotement étouffé, une discordance sourde. Lors de son second monologue, on voit se reformer l’image maternelle et compatissante de l’épouse : à travers l’épanchement d’une logorrhée mauvaise, elle semble être parvenue à expulser son double maléfique et redevient belle en même temps que ravagée par ses pleurs, renouvelant l’archétype pathétique de l’héroïne en détresse. Le temps de présence de l’actrice à l’écran est réduit, mais jamais elle ne fut aussi magnifique qu’ici.


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Kubrick a reconstitué en studio un New York à la fois hyperréaliste et faux comme un rêve, paysage mental apte à déployer jusqu’à l’hypnose toutes les ressources d’une science formelle à nulle autre pareille. Impossible d'échapper à l’attraction qu’exercent ces lents travellings déambulatoires, à ce tempo langoureux et sorcellaire, à la splendeur plastique de ces plans hypercomposés obéissant à une organisation interne extrêmement précise. L'omniprésence des néons, des guirlandes, des arbres enluminés et des ampoules de couleur (certaines images ruissellent de lumières artificielles) contribuent à placer le film sous le patronage du conte de Noël. Et la soirée des nantis sur laquelle débute le récit se déroule dans un décor semblable à la salle de bal de l’hôtel Overlook dans Shining. Tandis que Bill folâtre en compagnie de deux mannequins entreprenantes, Alice se laisse approcher par un bellâtre hongrois qui la lutine sans retenue. L'expérience restera sans suite, l’un comme l’autre refusant de s’aventurer en dehors des limites inconséquentes d’un innocent badinage. Un peu plus tard, c'est avec une intensité frémissante qu'Alice ouvre son sanctuaire intérieur à son mari. Très grande scène où elle démolit à chacun de ses mots les certitudes de ce dernier, cherche à attiser sa jalousie pour, peut-être, éprouver son amour. Plus secrètement, elle lui fait un cadeau précieux en lui révélant la tentation qui l'a autrefois embrasée, en lui témoignant une confiance absolue et en lui indiquant par là même que c’est lui qu’elle aime. Mais, dans un premier temps, la vanité masculine ne fait pas le poids face à l'intelligence féminine. Intimement bousculé, Bill voit le gouffre, ainsi que la boîte de Pandore, s'ouvrir sous ses pieds. La révélation enclenche une longue errance au cours de laquelle notre chaste docteur paraît se déplacer dans sa propre psyché. Il reçoit successivement les avances de la fille échauffée d’un paisible trépassé, les injures homophobes d’une bande de loubards, les offres d’une prostituée avenante, les insultes d’un marchand de déguisements qui maquereaute sa très allumeuse lolita. Il évolue dans un cauchemar carnavalesque et farceur jusque à ce que, chaviré par cet excès d’évènements qui le dépassent, il décide d’agir, au risque de transformer la comédie en tragédie. Tandis qu’il s’autorise de la confession de son épouse pour s’affranchir de toute contrainte et pénétrer dans le royaume raffiné du sublime, son inconscient lui dispense une leçon de métaphysique : si le pouvoir illimité et la concrétisation instantanée du désir sont des fantasmes qui peuvent être contenus et même portés à l’incandescence au sein de l’univers matériel, les limitations qu’implique nécessairement la nature humaine entraîneront toujours irrésistiblement dans l’autre direction. À chaque embûche il sort sa carte de médecin, comme pour se disculper d’un crime qu’il n’accomplit jamais. Dans un cabaret, il rencontre son vieil ami, le pianiste Nick Nightingale. Ce dernier fera office de passeur — mais pour quel monde ? Toujours est-il qu’il arbore une moustache méphistophélique, et que ses informations secrètes, ses promesses alléchantes, le précieux mot de passe, il les lui souffle dans les volutes d'une atmosphère rouge comme l'enfer. À l’instar de certains grands films-poèmes (L’Aurore, La Nuit du Chasseur), dont il retrouve le symbolisme pictural et l’extraordinaire puissance de suggestion, Eyes Wide Shut procède d’images allégoriques qui frappent l'imaginaire universel : deux cerbères devant une grille, une filature nocturne, des masques vénitiens, un coche, un cercueil...


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La soirée au château de Long Island figure le versant infernal de la réception donnée au manoir de Ziegler. Les hommes n’y sont que des statues de cire et les femmes des silhouettes longilignes pour papier glacé. Séquence extraordinaire que celle du rituel pseudo-maçonnique introduisant l'orgie, dirigé par un maître de cérémonie pareil à un cardinal. Le hiératisme des corps et des visages de cartons, de perles ou d’or, la fonction incantatoire de la musique de Jocelyn Pook (*), la majestueuse solennité des mouvements de caméra, l’imitation des grands tableaux de l’histoire de l’art mènent le film dans un lieu que le cinéaste se plaît à fréquenter : le voisinage des dieux. Parure, luxure et hypocrisie : déjà fondamentales dans la représentation du jeu social chez Ziegler, ces valeurs sont ici vénérées sur le mode de l'iconisation. Chez les puissants, la mise en scène du sexe et de sa marchandisation est devenue le nouveau Veau d'or. Mais parce qu’il a commis l’erreur de se frotter à un monde qui n'est pas le sien, Bill est alors soumis au seul vrai danger de son périple : celui d’une nudité en public. Ni la maladie de Domino ni l’overdose d’Amanda ne menaçaient réellement son intégrité physique ; elles n’étaient qu’une manière violemment métaphorique de déclarer que ces femmes étaient déjà mortes. En revanche, l’ordre de se dévêtir à l’intérieur d’un cercle qui paraît la concrétion de fragments d’imaginaire — c’est une secte et le Ku Klux Klan, la messe noire et le sabbat, la partouze et le bal des oiseaux, un épisode du Magicien d’Oz et les bougies de Barry Lyndon — sonne comme une véritable condamnation.


Le retour au foyer amorce le second mouvement, celui de l'enquête, où le surmoi de Bill reprend ses droits. Le rêve lubrique d'Alice, relatant une orgie parallèle, agit comme un nouveau miroir déformant, impossible à concilier avec l'image domestique qu'elle lui renvoie lorsqu'elle le fixe, sourire énigmatique aux lèvres, munie de ses lunettes rondes. En ré-arpentant le sentier, le héros est confronté à l’insidieuse et inquiétante étrangeté du monde, s'aperçoit qu'une logique de substitution prévaut, et que le voile aphrodisiaque (nocturne) a cédé la place à une prégnance morbide (diurne). Eros s’est transformé en Thanatos. L’indiscrétion de Nick lui a sans doute coûté la vie ; en se refusant à Domino, Bill a évité de peu la séropositivité ; quant à la gratitude qu’il éprouve pour sa sauveuse de la veille, elle s'exprime à la morgue, dans une scène vertigineuse où il manque d'embrasser un cadavre. Eyes Wide Shut est un champ magnétique, un réseau arachnéen de poussées et de contrepoids, d’échos et de correspondances. Comme Harford, on se prend à une vaine herméneutique. Vaine, car les signes ne sont rien d’autres que les signes eux-mêmes, car s’ils signifiaient vraiment, jamais le film ne produirait son effet de décollement ni ne se soumettrait à l’obsession interprétative devant le spectacle somptueux d’une réalité que la force du pouvoir organise telle une parade de morts vivants. Comme l’indique notamment le tragique requiem de Ligeti, le redoublement des situations respecte un processus d’ordre funèbre. Liszt, Mozart habitent la bande-son, tout comme le cinéma des origines s'invite régulièrement dans ces séquences muettes, de toute beauté, où Manhattan envoûté semble se mouvoir de manière somnambulique.


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La découverte du masque posé sur l’oreiller, à côté du visage d'Alice, revêt l'accent d'une révélation existentielle. Devant cette vision, le héros, cerné par une nimbe bleutée, porte la main à sa cœur et fait éclater la catharsis. La culpabilité, la honte, le narcissisme blessé de Bill peuvent alors se soulager dans la libération de l'aveu. Compréhensive, magnanime, l'épouse le prend dans son giron, rentre ses griffes et accepte les paroles du repentant. Cet acte ne traduit en rien une résignation ou une renonciation, mais au contraire le moment de transfiguration d’un couple qui se retrouve, se refonde, chacun ayant fait le deuil, en réalité (lui) ou en rêve (elle), de ce qui les séparait l’un de l’autre. Jusqu’alors, le film habillait la présence féminine de toutes les nuances de bleu (du halo au glacis), depuis le zoom sur Mandy s'interposant lors du procès jusqu'aux arrière-plans ornant les confessions d'Alice. Le travail opéré sur le rouge (tapisseries, moquettes, rideaux, encadrements, emballages, tapis de billard) traduisait quant à lui le fil du désir dans lequel se perdait le protagoniste. Lorsque Bill décide de tout raconter à Alice, la couleur des draps prend une singulière valeur symbolique. Dans l’usage liturgique, le violet est rattaché au concept de pénitence et d’expiation ; ici, il associe en proportions égales les couleurs fondamentales qui se sont préalablement opposées. À l'aube, les larmes séchées de l'un et de l'autre valent peut-être promesse d’un nouveau départ. Après avoir traversé les forêts de feu, chacun accepte sa part obscure respective, prend acte des difficultés qu'il y a à vivre durablement ensemble, et s'engage prudemment sur la voie de la réconciliation ("Pas de promesse", demande Alice). La réplique conclusive est limpide : la meilleure façon de s'aimer, c'est encore de se le montrer. En critiquant les images comme effets vides du désir, le cinéaste n’ouvre pas seulement l’écran à une généreuse confusion, il se propose de confondre l’activité fantasmatique et de l’englober au sein de la vie amoureuse. Il ne faut pas songer à s’enfuir dans l’imaginaire ni se laisser ensorceler par lui, mais consentir à l’humanité des malentendus, ouvrir les yeux sur soi et sur le monde. Eyes Wide Open. Que cette leçon de modestie découle d’une œuvre aussi labyrinthique et ouverte à l’exégèse (on a parlé de freudisme, de gnosticisme, de théorie de l’influence, d’occultisme — et même des Illuminati), qu’elle émane d’un créateur qui n’aura eu de cesse de se confronter aux gouffres de l'imprégnation sociale et de ses interdits, du semblant et du refoulé, du visible et de l'invisible, cela constitue bien un ultime tour de magie. Kubrick sait que, pour atteindre à une telle puissance métaphysique, il faut d’abord pointer quelque chose de réel. Cette monumentalité constitue un prisme au travers duquel il peut considérer la forme et la portée de ce qui demeure trop abstrait pour la plupart des artistes. Démiurge parmi les hommes, il est resté jusqu’au bout le génie qui aura donné cette impression de contempler la voûte céleste et d’en recevoir un frisson authentique, tout droit issu du cœur de l’infini.


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(*) : Pas tout à fait la version que l'on entend dans le film, mais la même émotion.

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le 2 juil. 2012

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Thaddeus

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