Bréviaire de funambules, Elvira Madigan dit la volonté de dépasser un régime – d’images, de récits, de sociétés –, quand un cinéaste joute contre les coutures d’une dramaturgie classique et que ses personnages aspirent à s’abstraire des assignations du réel. Chronique d’une amnésie sociale, le long métrage est une féerie édénique où, sur une fuite en avant, une utopie amoureuse chante la disparition du passé. Seuls quelques anicroches stipulent la résurgence du réel, un nom, un verre de vin, une silhouette malheureuse, et dérangent le microcosme ouaté d’un idylle qui avance en images fixes, signaux d’une félicité virginale rencontrant les gisements poétiques de la nature. Entre les yeux chastes, médaillés de tristesse, de ces apatrides sociaux déshabitués aux métiers du monde – qu’ils soient prolétaires, aristocratiques ou militaires –, dérive la complainte d’amants faméliques, dont la fiction sentimentale semble ligotée aux corsets d’un autre monde, qui gronde, latent, hors champ visuel et temporel, d’où surgissent des fantômes et des bourreaux. Ainsi les personnages, transfuges sociaux, exilés magnifiques, déclassés errants, soupent-ils de leur désespoir, dans cette insoutenable contradiction du paysage qui dit la beauté malgré les souffrances intestines des amoureux, la joliesse envers et contre toute fatalité. Cavale funèbre où s’érodent des plaisirs clandestins, Elvira Madigan est un éloge du temps suspendu, formalisé en autant de tableaux impressionnistes et de gros plans déréalisés, infusé par une mélodie pudique, déclamé par deux héros carrolliens qui, vicissitude après vicissitude, conçoivent d’un ermitage ambulant une boutique où chatoie une extase molle, le salaire de celui/celle qui sacrifie le ressentiment pour s’abandonner au bonheur.