Le premier film de cinéma tourné par le grand réalisateur que fut Sidney Lumet (25 juin 1924 - 9 avril 2011) pose, semble-t-il, avec le recul, la question criante des distinctions : distinction du fond et de la forme, distinction des époques (celle à laquelle le film fut créé et celles auxquelles il pourra être amené à être visionné ensuite) ; et ces distinctions, pour ne dégager que ces deux-là, s’entrecroisent et se superposent l’une à l’autre.
Un fait semble incontestable, quel que soit le point de vue, pourrait-on dire : la grande pertinence de cette œuvre de 1957, dont le scénario fut conçu et adapté pour le cinéma par le dramaturge même qui avait écrit la pièce éponyme, Reginald Rose (10 décembre 1920 - 19 avril 2002). Alors que la peine de mort était encore pratiquée dans tous les États de la nation américaine, il s’agissait de plaider pour la tenue de procès équitables, qui prennent en compte le fait que la vie d’un homme pouvait être en jeu, et qui ne rendent pas une justice à deux vitesses selon qu’il s’agirait d’un citoyen américain bien implanté ou d’un immigré récent. Propos éminemment louable, nécessaire dans ces années de discriminations sans vergogne, et auquel on ne peut que souscrire, de nos jours encore. Cela pour le fond, et quelle que soit l’époque depuis laquelle s’envisage la question.
Survient, puisqu’il s’agit d’une œuvre filmique et non d’un pamphlet ou d’un film de propagande officielle, la question de la forme, qui pourra, quant à elle, partager les avis. Soit l’on souscrit entièrement à tous les moyens mobilisés, puisqu’ils le furent au service d’une cause indéniablement juste, soit il peut arriver que l’on bronche et renâcle devant certaines ficelles qui sembleront un peu grosses, à commencer par la figure même de l’homme posé comme héroïque : le juré numéro 8, incarné par un Henry Fonda émacié, d’ailleurs co-producteur du film avec Reginald Rose lui-même. « Vêtu de probité candide et de lin blanc », aurait dit le grand Hugo - il est de fait, parmi les douze jurés, celui qui porte les habits les plus clairs, blancs ou très proches, de la tête aux pieds -, il est le premier à s’opposer au vote «coupable», au motif très philosophique que lui ne sait pas, n’est pas certain, et souhaite prendre le temps d’examiner le cas. Nul ne songera ensuite à s’étonner que ce soit précisément cet homme singulièrement calme et pacifique qui extirpe de sa poche un couteau en tous points semblable à celui du supposé meurtrier et servant donc à disculper celui-ci…
Accompagnant les votes successifs qui progresseront vers l’établissement d’une innocence, passant de onze « coupable », un « innocent », à douze « not guilty », les arguments les plus spécieux et improbables vont se succéder opportunément, sur fond d’un noir et blanc qui ira en renforçant ses contrastes et qui éclairera les visages de façon de plus en plus caricaturalement expressionniste, en les présentant finalement comme illuminés par une divine inspiration qui permettra à ces « douze hommes en colère » de quitter la salle de délibération apaisés, comme en paix avec eux-mêmes et le monde entier. Peu importera qu’au passage l’argumentation, qui justement entendait pourfendre les a priori et les préjugés, notamment xénophobes, frôle la misogynie et le jeunisme : comme par hasard, les deux témoignages réfutés seront ceux d’une femme, myope (et bien entendu trop bête - ou malhonnête ? - pour s’en montrer consciente) et d’un vieil homme (recherchant, au moyen de son témoignage, son quart d’heure de gloire…)…
On pourra ainsi être porté, sociologiquement, presque historiquement, à reconnaître l’importance et la valeur d’une telle œuvre, mais ne pas être subjugué par ses qualités artistiques, voire, par moments, même simplement humaines…