Les amateurs du cinéma de Christopher Nolan ou de David Lynch apprécieront probablement ce Decision to Leave. Prendre plaisir à être perdu, à se triturer les méninges pour comprendre après coup, à formuler des hypothèses sur le sens de Mulholland Drive ou d'Inception, je peux fort bien en imaginer les délices. L'imaginer seulement.

Perdu, je l'ai beaucoup été durant les plus de deux heures du film de Park Chan-Wook. La faute à une intrigue inutilement surchargée et souvent elliptique. Au centre, la fascination qu'exerce, sur l'inspecteur chargé de l'enquête, l'épouse d'un homme retrouvé mort au bas d'une montagne. L'argument est un classique du film noir, de Laura à Basic Instinct en passant par Assurance sur la mort : celui de la femme fatale qui prend dans ses rets le représentant de la loi. Puisque Park Chan-Wook est indéniablement un auteur, il décide de le détourner. Il reprend, par exemple, le duo de flics classique en associant à Jang Hae-joon un assistant parfois grotesque (la scène d'escalade en rappel dans le dos de son chef), parfois violent (les interrogatoires). Surtout, son personnage féminin n'a rien de la vamp classique et cette femme ressent elle aussi un trouble au contact du policier. Sur le modèle de l'incontournable Vertigo, Park Chan-Wook structure son film en deux parties : dans la première, on assiste à l'envoûtement de Hae-joon, dans la seconde, alors que le policier a déménagé à Ipo où il végète en dépression, c'est Sore qui le retrouve et ressent pour lui une attirance.

Le sujet suffisait à faire un film. Pourquoi alors avoir ajouté une seconde enquête dans l'une et l'autre partie, dont je n'ai pas vu le lien avec la principale ? Dans la première partie, ce jeune qui se fait courser avant de se battre au couteau avec le héros ? Puis une deuxième affaire impliquant possiblement Sore ? Une scène de saccage de l'appartement de la suspecte en présence de l'adjoint endormi, dont on comprendra (peut-être...) qu'il avait été mis en scène par Sore ? Une relation toxique de Sore avec un nouvel amant quand, du côté de Hae-joon, la vie conjugale est des plus banales ? On avait pu constater, dans Old Boy, Stoker ou Mademoiselle, que le cinéaste coréen aime compliquer à l'envi ses intrigues, mais ces trois films parvenaient malgré tout à convaincre, avec les mêmes qualités formelles que celui-ci. Pourquoi a-t-il échoué me concernant ?

Peut-être parce que la relation amoureuse ne s'incarne pas suffisamment. On assiste à une obsession plus qu'à un envoûtement. Dans la première partie, on suit Hae-joon qui épie Sore chez elle, le film nous montre ses projections mentales puisqu'il est fréquemment dans la même pièce qu'elle. De même lorsqu'il reconstitue le meurtre du mari en haut d'un piton rocheux : on le trouve épiant sa suspecte à différentes étapes de la montée. A l'instar de la fin de Laura, c'est lors des interrogatoires que Park Chan-Wook exprime le mieux l'attirance à l'oeuvre : Sore remontant sa robe pour dévoiler le haut de ses cuisses griffées, voilà qui mêle en une image l'enquête et l'appel des sens. Un pansement que l'on parfume, des sushis de luxe que l'on déguste, des gouttes d'eau tombant d'un robinet, les images sensuelles imprègnent assez joliment cette première partie, comme elles investissaient Mademoiselle. Le cinéaste soigne ses raccords (exemple de la radio du bras se transformant en main), multiplie les idées de mise en scène (jeu sur le flou, split screens créés par les écrans ou les glaces sans tain, gros plans signifiant sur des objets), qui versent parfois dans le tape à l’oeil, tendance récurrente chez Park Chan-Wook. On sent que c'est puissant cinématographiquement, mais la magie ne parvient pas véritablement à opérer.

La distance ressentie est de toute évidence voulue : de même que sur l'affiche les deux héros ne se regardent pas et s'effleurent à peine les mains, il faudra attendre la fin du film pour qu'un baiser soit échangé nuitamment (beau plan sur Sore dévorée par sa lampe frontale sur fond neigeux). Pas de scène de sexe, hormis d'une façon très mécanique entre Hae-joon et sa femme. Si le spectateur parvient à partager la fascination éprouvée par le policier, il aura bien du mal à saisir l'attirance que montre la jeune femme dans la deuxième partie. Alors forcément, le suicide de Sore à la fin laisse un peu perplexe. Dommage car la scène est fort belle, ce trou que la mer vient combler en rabattant du sable sur celle qui s'enterre vivante.

Non content de proposer une intrigue boursouflée, Park Chan-Wook a voulu développer la thématique mer-montagne. La première mort est une chute d'un piton rocheux, la dernière un ensevelissement par les vagues. Très bien mais pour dire quoi ? Idem avec la question de la langue puisque Sore est chinoise et s'exprime dans un coréen périmé.

On l'a compris, ce Decision to Leave est aussi fabuleux que nébuleux. Un pari ambitieux mais mal tenu. A moins que je ne sois pas assez intelligent ? C'est possible. Le film de Park Chan-Wook justifierait sans doute un second visionnage. Pas sûr d'en avoir très envie.

6,5

Jduvi
7
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Créée

le 31 mars 2024

Critique lue 20 fois

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Jduvi

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