Il est là, cinéaste-monstre dans son atelier-monde sur les hauteurs d’Hollywood, pas loin de Mulholland Drive qui serpente en secret, quelque part alentour. Il est là avec sa tignasse blanche élégante, son regard perçant, sa voix nasillarde reconnaissable entre mille, ses clopes allumées et fumées sans cesse, tétées jusqu’au mégot avec fébrilité, avec obstination, et dont les volutes forment autour de lui comme un rempart, un mystère, une nimbe, et l’on retient soudain son souffle quand il fixe l’écran, quand il nous regarde à un moment. David Lynch nous regarde, et c’est de l’ordre d’un vaste bouleversement.


C’est un vieux monsieur maintenant, un peu courbé, mais quelque chose de puissant, quelque chose de gigantesque s'en dégage pourtant quand on le voit à l’œuvre, dans son atelier-monde. C’est un capharnaüm qui ressemble davantage à un hangar, une espèce de boutique de bricolage avec des outils partout, des machines et de la poussière. Il y a une petite reproduction du Jardin des délices de Bosch punaisée à un mur, il y a aussi une photo de Jack Nance dans Eraserhead et le panneau de Mulholland Drive qui traînent dans un coin et qui viennent rappeler, discrètement, les chefs-d’œuvre qu’il a fait, le monument qu’il est.


Le documentaire de Jon Nguyen, Rick Barnes et Olivia Neergaard-Holm, réalisé sur trois ans en vingt-cinq interviews (Lynch était alors en pleine écriture de la nouvelle saison de Twin Peaks), n’est en rien une énième analyse qui égrènerait simplement sa filmographie, mais explore les nombreuses rencontres, les rapports entre les souvenirs de jeunesse de Lynch (par exemple cette femme nue qu’il vit, enfant, errer un soir dans la rue, apparition qu’il mettra plus tard en scène dans Blue velvet) et leur influence sur son art aujourd’hui, principalement dans sa peinture (visions, inspirations, processus créatif…).


Dans le recueil de référence de Chris Rodley où celui-ci s’entretient justement avec Lynch à propos de ses tableaux, dessins, photographies et films, Lynch raconte que "beaucoup de mes tableaux sont nés de souvenirs de Boise, dans l’Idaho, et de Spokane, dans l’état de Washington […] J’aime méditer sur un coin bien précis - comme une palissade, un fossé, quelqu’un qui creuse un trou, et puis une fille dans une maison, un arbre, et tout ce qui se passe dans cet arbre". The art life plonge ainsi dans la matière (é)mouvante que sont la mémoire (féconde) et l’intimité (profonde) d’un cinéaste qui, s’il s’est toujours montré peu éloquent quant au sens et à la perception de ses films, se raconte ici avec enthousiasme sur son enfance, sa mère, son père, ses premiers émois artistiques…


Le film serait comme une sorte de prolongement, ou plutôt une impulsion parallèle, du livre de Rodley, offrant à Lynch un magnifique territoire à conquérir (de son art, de ses secrets, de ses réminiscences). L’élaboration, la fabrication même (Lynch ne fait pas que peindre, il étale, il perce, triture, malaxe, et c'est fascinant), sous nos yeux, de quelques-uns de ses étonnants (et perturbants) tableaux, dont l’influence de Francis Bacon (que Lynch considère comme "le plus grand, le numéro un des peintres héros") se devine dans ces corps atrophiés, ces larges aplats de couleurs et ces espaces vides tel un néant, sont ainsi directement reliées à la parole de Lynch, le documentaire établissant des correspondances entre ce qu’il dit et ce qu’il fait, ce qui est vu (vieilles photographies, films d'époque quand il était enfant, adolescent ou jeune adulte...) et ce que l’on se remémore de son œuvre. Des souvenirs, encore… Que Lynch, à travers Fred Madison dans Lost highway, évoquait en disant : "Je préfère me souvenir des choses à ma façon". Dont acte.


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le 10 févr. 2017

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