Par les fenêtres du film, on ne manque jamais de voir le téléphérique pour marchandise, charriant on ne sait trop quoi dans ces nacelles, avançant lentement le long de vieux câbles, dans un paysage gris, pluvieux ou brumeux. Plus tard, au Titanik bar, après que la chanteuse a chanté sa chanson désespérée dans un demi-sommeil, les yeux fermés et la tête appuyée contre un mur, les clients se lancent dans une ronde un peu désordonnée, une chenille de la dernière chance, avant transformation de l'humanité en flaque humide et quelques ordures. La prophète aux longs cheveux clairs vient de parler : il faut danser, dit-elle à ceux qui ne l'écoutent plus, on ne sait jamais ce qu'il pourrait se passer. Un être humain subsiste ; il ne peut plus s'arrêter de danser. Ces mouvements n'ont pas de sens, mais ils sont ceux du monde dans lequel nous vivons. Mouvements des marchandises, mouvements des danseurs. Quelque chose tend à disparaître. L'émotion est là, dans la fragilité du monde filmé, dans la valeur quasi-héroïque de chaque plan, où tout geste, toute parole semble arrachée au dernier exemplaire d'une encyclopédie rongée par les vers. Bela Tarr filme les hommes qui passent dans les rues, et quand ils sont passés, il continue de filmer, pour montrer les chiens qui les suivent, les chiens qui passent après. Qu'est-ce qu'ils font ? Ils cherchent eux aussi quelque chose, sur ces trottoirs trempés. Ils cherchent ce que les humains ont pu laisser. Les premiers ne sont pas très bien servis, mais il y a les suivants aussi, tout un monde, une hiérarchie, une déclinaison d'êtres qu'aucune satisfaction ne peut étreindre.Le film tient à ses images ; il tient aussi à ses chansons. On y assiste comme on écoute un album, piste après piste, avec quelques échos entre les morceaux. C'est la mélancolie qu'on vient trouver ici. Une émotion qui n'est pas liée au récit en tant que tel, auquel je ne comprends toujours pas grand chose, bien que ce soit la troisième fois que je vois Damnation, mais bien plutôt à l'ensemble des situations, à ces dérives dans la nuit, ces jalousies, ces colères, ces solitudes, ces joies, ces complots, qui nous rappellent quelque chose. Comme si c'était un peu plus vrai que ce qu'on croit vivre, ce qu'on voit sur l'écran, mais trop insupportable pour s'en souvenir vraiment, une fois que le film est fini.

Multipla_Zürn
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le 5 mai 2022

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