Les foules sont ingrates, les succès éphémères. Lorsqu’il sort Cotton Club, Francis Ford Coppola se fait snober. L’échec public et l’accueil critique en demi-teintes sont représentatifs d’une décennie tumultueuse, plâtrée d’indifférence voire de mépris, durant laquelle il n’aura cessé de payer l’insuccès de son ambitieux Coup de Cœur. La chasse était ouverte, semblait-il : tirez sur le génie était la distraction à la mode, excitant tout particulier des mal pourvus. Allez savoir pourquoi l'auteur du Parrain et d'Apocalypse Now, fêté comme un pontife, s'est vu brutalement lâché par ses adeptes. Parce qu'il semblait proposer autre chose que de la romance et du sang ? Ce n'est ni très sérieux, ni très juste : Coup de Cœur, Outsiders et Rusty James se situent rigoureusement dans la tradition américaine du récit clinquant et romantique, avec couplets sur la fureur de vivre et l'amour triomphant, bagarres homériques et baisers fougueux. Parce qu'il s'est proclamé bricoleur de l'électronique, poète converti à la technique expérimentale ? Tout cela relève du mauvais procès. Que le fondateur de Zoetrope traficote ses machines et s'obstine à trouver des trucs pour rendre sa matière première étincelante et efficace, cela prouve qu'il s'acharne à faire vivre l'usine à rêves. En petit, en grand, il a toujours les moyens. On repart de ses films avec des visions d’armée céleste. Il se met ici dans la situation des restaurateurs de tableaux anciens qui savent que sous l’apparence de la surface il y a un palimpseste à gratter ou à recouvrir. Lorsque le réalisateur, qui a adopté le projet en route (la chaussure était à son pied, mais pas faite pour lui à l’origine) dit que Cotton Club est une vraie pieuvre, il faut le prendre au sérieux. Chaque tentacule, armé d’une lampe de poche ou d’un rayon laser, éclaire une partie de la toile que plus personne ne sait peindre en entier ou percevoir d’un seul coup. Certes, face au vertige de cette mécanique qui tourbillonne, les spectateurs les plus sceptiques se demanderont où va le bolide. Ils estimeront que le divertissement est somptueux mais que la fortune qui s’étale et s’orchestre les laissent tout pauvres. Ils regretteront le manque d’engagement d’une sorte de bande dessinée superlative ou de roman-photo sur papier glacé, qui sacrifie tout à l’unité spectaculaire et à la nécessaire homogénéisation d’une matière disparate et foisonnante.


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Ce reproche reviendrait au fond à pointer l’étonnante modestie qui sous-tend l’entreprise. Car la fiction a toujours été l'ouvre-boîte des créateurs. Rien de tel, pour faire revivre la fièvre du passé, que de restituer une époque dans sa couleur et ses stridences. Mais c'est d'abord des hommes et des femmes qu'il faut parler, dire leurs pulsions, leurs désirs, montrer ce qui leur fait battre le cœur, ce pour quoi ils sont prêts à tuer ou à mourir. Coppola a compris cela depuis longtemps. Il recompose l’histoire et le présent de l'Amérique en des œuvres fiévreuses dont les protagonistes sont tour à tour des parrains de la Mafia ivres de puissance, des soldats perdus en plein cauchemar, des adolescents déchirés... En signant Cotton Club, il propose une superbe chronique à panache, swing et paillettes, glamour et frénésies, assez proche de ce que son ami Martin Scorsese avait réalisé quelques années plus tôt avec New York, New York. Lui qui avait orchestré une symphonie pour tangos rauques et néons dans les décors minnelliens d’un Las Vegas reconstitué en studio trouve ici, en maestro du lyrisme musical, un sujet idéal. Il s'agit d'évoquer le célèbre night club des années vingt, où se produisirent quelques-uns des meilleurs musiciens et danseurs noirs de l'époque (le jungle sound et le style mood de Duke Ellington, le hi-de-ho, la mèche en bataille et le costume zazou de Cab Calloway) devant une assemblée de stars, cocottes et membres de la high society en frac. Assis à l’une des tables du devant de la scène, Charlie Chaplin, aux cheveux ondulants et gominés ; lorsque le rideau s’ouvre sur Lucky Luciano, James Cagney lui fait face. Gloria Swanson apparaît à son tour, radieuse. Dans la fumée qui enveloppe indifféremment les uns et les autres, seule la couleur de peau peut permettre de distinguer à la rigueur ceux dont le jeu est circonscrit au plateau. Tous fréquentent assidûment ce paradis du jazz entièrement contrôlé par la pègre. C'était au temps où Harlem chantait.


Dès les premières images, on est au cœur de cette ère et de ce lieu, à l'intersection de Lenox Avenue et de la 142ème Rue, en 1928. Duesenberg, chaussures bi-ton, voix bitonales, mitrailles et chinchillas. Un bataillon de ravissantes chorus girls café au lait danse sur la musique d’Ellington. L'orchestre le plus miraculeux de toute l'histoire y triomphe chaque soir depuis décembre 1927, avec ses compositions poivre et cannelle. Du jazz (à l'exception de quelques rares bobines tressautantes d'époque), on n'avait jusque-là qu'une connaissance amputée ; le son mais pas l'image. Coppola en fait revivre, comme personne avant lui, non seulement les sonorités enrouées et sensuelles, mais aussi la chair, les couleurs, la vie même. Utilisant le cliché comme base sémantique, il gomme crânement tout effet de surprise : il sait que l’on ignore rien du sujet. Au lieu de le raconter, il le mime, le susurre, le psalmodie. Quelle étrange et séduisante mélodie naît du réalignement de ces notes éraillées… L’œil est ici convié à s’abandonner aux feux des éclats de miroir, là à éviter leur tranchant, et quand la saturation du regard est proche, c’est l’oreille qu’il implique ou soumet : prolongement de travail opéré par Conversation Secrète. De cet exercice de haut vol, l’impression de fresque se dégage, unitaire mais diaprée, tour à tour intimiste, naturaliste, expressionniste. La piste de danse du Cotton Club, aussi polie qu’un tain, reflète par le dessous l’avènement convulsif de la criminalité industrielle. Musiciens et malfrats s’agitent comme des infusoires dans ce marigot camouflé en boîte de nuit. On se débrouille avec ce que l’on a : la détente plus ou moins rapide du mollet ou de la gâchette, la matité plus ou moins prononcée de sa peau pour la vendre aux étals de la prostitution ou du music-hall. Parfois la donne est défectueuse : on ne prend pas au sérieux le cornettiste blanc et la chanteuse mulâtresse doit jouer les caméléons pirandelliens. Tragédie du quotidien où l’individu tente d’exister par lui-même mais reste prisonnier de son appartenance raciale, sociale, sexuelle. Le Club est une scène privilégiée où se nouent et se dénouent les destins individuels comme les aspirations collectives.


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Sur ce reportage fascinant par le mélange de vérité (la plupart des personnages principaux ont réellement existé) et de mythologie (la reconstitution est si scintillante qu'elle évoque, au sens merveilleux du terme, une "boîte à musique") se greffe une intrigue. Un magnat du trafic d'alcool et des banques de paris clandestins se prend d'amitié pour un joueur de cornet (Richard Gere, badin et enjôleur) qui lui a sauvé la vie par hasard. Il l'engage de force pour lui servir de pianiste-chauffeur et de protecteur de sa maîtresse, une petite grue opportuniste (Diane Lane, délectable ice-cream pimenté, à la moue gamine et moqueuse). Mais l'irréductible musicien va faire carrière à Hollywood (il a le physique de George Raft) et tombe éperdument amoureux de la snobeuse courtisane, qui se coiffe comme Louise Brooks. D’autres figures se profilent dans l'éclairage contrasté de cette fiction. Celle de Sandman Williams, acteur et claquettiste noir, ou encore de sa petite amie Lila Rose, la danseuse à peau claire... Toute une faune, également, de grands et petits truands aux sourires glacés et aux comportements de névropathes, à commencer par le propriétaire de l'établissement, un bootlegger chef de clan, Owney Madden, et son régisseur-gorille qui fait régner la terreur parmi les membres de la troupe. Symétrie des couples, des ascensions et des chutes, des carnations noires et blanches et des satins en opposition dont on les recouvre. Symétrie des coulisses et des couloirs à guet-apens, dans l’écrin ocre de la lumière artificielle, murs de sang séché, ravivés par l’éclaboussure pourpre qui jaillit parfois d’un solo de trompette ou d’un quatuor de gros calibres. Tabou sur le corps de Diane Lane, propriété très privée de son protecteur ; l’étreinte trop furtive avec son amant de cœur est voilée avec le formalisme d’un Sternberg par un rideau de pluie et de macramé, concrétisation des mailles de l’interdit. Tabou de l’homosexualité vieillissante entre les truands Madden et Frenchie, qui règlent leurs problèmes de couple comme Laurel et Hardy, autour d’une montre à gousset, prétexte à un rire libérateur.


De ce qui n'aurait pu rester qu'une "petite histoire de gangsters sans aucun piment" (c'est lui qui le dit), Coppola fait donc une saga hantée par nombre de ses obsessions. Il n'excelle jamais tant qu'à montrer les failles du système et le vertige qui s'empare des êtres parvenus au sommet par le crime et la corruption. Sans la moindre lourdeur démonstrative, avec les seules armes d’une mise en scène qui taille la vie par pans dans un tissu de rêves sans trou. Pour dépeindre ce microcosme de l'Amérique considérée comme un gigantesque show, il semble avoir écouté la leçon d'Auguste Renoir : remplir l'image coûte que coûte. Il parvient ainsi à synthétiser des éléments composites, dont il respecte les conventions, en un spectacle étourdissant. Les séquences musicales sont programmées comme des opérations de racket et les scènes de gang stylisées comme des figures de danse. Le final est à ce titre exemplaire, où la scène et la vie, la représentation et la réalité ne forment plus qu’un. Acmé de ce kaléidoscope au constant bonheur visuel, avec surimpressions, collage de plans parfois chocs, montage très audacieux dans sa rapidité, sa fluidité, ses associations. Un chat marchant sur le carrelage s'imprime sur la rétine sans que l’on ait l'impression de l'avoir vu quelque part. Un assassinat en règle à la Scarface donne l'occasion de regarder en parallèle le corps d'un homme électrisé par ses claquettes et celui d'un autre qu'une poignée de balles de revolver secoue en une série de soubresauts. Fondu enchaîné réinventé de l’image et du son : l'art de fléchir les jambes pour danser ou pour mourir. Il y a dans ces séquences un rien surréalistes quelque chose de la grandeur d'un Shakespeare. Coppola invite à une flamboyante nuit des rois.


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Thaddeus
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le 27 juil. 2014

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