"J’ai fait un film pour dire du mal de ma famille (La Vie des Morts), un film pour dire du mal de mon pays (La Sentinelle), et avec Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle), un film pour dire du mal de mes anciennes petites amies." Avec cette déclaration ironique, Arnaud Desplechin omet un autre règlement de comptes puisqu’il entendait à l’origine solder le différend qui l’opposait à un ancien complice de la Fémis. L’épisode devint secondaire et s’intégra finalement à un ensemble beaucoup plus vaste, efflorescent et polyphonique. Décidé à se mettre en danger, à succomber à son appétit de ridicule et à raconter l’histoire d’un sceptique en s’inspirant d’anecdotes sur le pardon qu’il a tirées du Talmud, le réalisateur livre avec cette chronique sentimentale l’examen-bilan d’une conscience chaotique. À sa sortie, certains commentateurs éblouis y décelèrent rien moins que l’héritier de La Maman et la Putain — et par extension, le film de chambre d’une génération. Pourtant Desplechin dit se sentir plus proche des cinéastes du "jeu" utilisant des masques (Truffaut) que des cinéastes du "je" mettant leur vie en scène (Eustache, Pialat, Garrel). Le titre même se présente dans son incomplétude comme une phrase à la construction boiteuse : il manque un objet déterminé à la place des points de suspension, quelque chose qui serait de l’ordre de l’innommable, de l’indicible. Soit le verbe "disputer" prend une valeur intransitive, soit son complément est une variable, ainsi que le laisse envisager l’interchangeabilité des personnages dans la structure du scénario. La parenthèse affecte la pudeur ou la timidité, comme pour se moquer de la connotation universitaire de la "dispute" (de Marivaux à la disputatio). On peut autant y lire la promesse du dénouement qu’un simple élément de résolution. Cette rupture de syntaxe prend toute sa signification en recouvrant l’opposition du masculin au féminin, du singulier au pluriel, du révolu à l’irrésolu, tensions qui expliquent la forme littéralement insaisissable du film, sa liberté téméraire, son goût toujours réaffirmé pour l’aventure et le risque de l’altérité.


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À un an de la trentaine, Paul Dédalus végète à la fac de Nanterre en tant que maître-assistant de philosophie. Il a été normalien et cherche un centre de gravité dans sa vie, arrivé à ce moment où l’on est sommé de s’ouvrir au monde. Prétendument architecte de son existence, il donne pourtant l’impression de se cogner en permanence contre les murs. Ce qui ne l’empêche pas d’avancer, fût-ce en prenant bien soin de vérifier que sa souffrance a des témoins. Il est pris entre trois femmes : celle à qui le lie une relation houleuse et sans issue, Esther, un peu fruste, n’appartenant pas vraiment à son univers d’intellectuels en vieux pulls verdâtres ; celle qu’il ne pourra jamais conquérir, Sylvia, avec qui il flirte douloureusement bien qu’elle soit la compagne de son meilleur ami ; et une troisième venue s’ajouter incongrument à ce sac de nœuds, Valérie, passablement azimutée, qui le séduit en le défiant et le pousse dans ses retranchements. Et puis il y a l’Autre, le grand Autre, qu’incarne la figure de Frédéric Rabier : cet ancien condisciple devenu penseur émérite débarque en compagnie d’un singe qu’il tient par la main, comme un enfant. Les deux hommes se sont brouillés à vie, mais Paul ne se souvient ni du pourquoi ni du comment de la dispute. Quant à la thèse sur laquelle il n’en finit pas de travailler, elle semble capter ses pensées pour les convertir en matière (grise) à fiction. Elle diffuse, elle engendre, elle suinte. À tout moment les éléments biographiques peuvent s’y échapper, nourris, fortifiés, engraissés par ce bain de culture. Comment je me suis disputé… raconte les tentatives et les efforts de Paul pour surmonter et apprivoiser chaque bribe de son existence laissée en liberté. Si le film reprend la construction du récit gnostique, la quête du Graal et l’acquisition du savoir définitif épousent moins les péripéties échevelées du héros que son usage de la parole. La rhétorique constitue la véritable odyssée : Paul est cet aventurier du langage qui traverse une série de mésaventures clownesques, de combats et d’épreuves discursives plus ou moins infamantes (renoncements, frustrations, humiliations).


Le générique se déroule sur fond d’images d’un périple effectué durant l’enfance du protagoniste à Bruges et se polarise sur l’enchevêtrement sombre et angoissant des canaux, illustrant le labyrinthe où il va chercher à suivre le fil qui le sauvera du Minotaure. S’ensuit une confession : Paul, sur le divan d’un psy, fait état de l’entreprise de castration systématique exercée par sa mère (voilà le Minotaure) contre son père (bourgeois timoré, homme raté), ainsi que contre lui-même, à l’occasion d’un roman qu’il commença à l’âge de dix ans. Il poursuit son monologue devant ses amis médusés, au café. Cette entrée en matière place d’emblée le film sous le signe de la littérature. Pas seulement parce que le nom du héros renvoie à Joyce et à son autoportrait de jeunesse, ni parce que Desplechin compare Sylvia à la Mathilde de la Mole du Rouge et le Noir (il s’affirme furieusement stendhalien, adepte du principe de plaisir, par opposition à l’esprit de sérieux incarné par Flaubert), et Esther à la Tess romantique de Thomas Hardy. Mais aussi parce qu’il joue avec le délice de la pensée qui s’énonce, du raisonnement qui transite par le verbe, des entrelacs érotiques et humoristiques de la langue, considérée comme l’interface de l’imaginaire et la vérité du sujet. Parce qu’il tresse les temporalités (scènes vécues au présent ou au passé, rêves bergmaniens, récents et anciens) et convoque tous les moyens littéraires de narration : la voix off subjective et objective, la confidence (comment disserter sexualité au rayon quincaillerie), le journal intime, la correspondance, la conversation, la séance d’analyse, l’essai philosophique. L’enjeu est bien ici de retrouver le temps, en sachant que celui du désir et celui de l’inconscient ne sont pas linéaires.


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Tous les personnages masculins ont atteints l’âge où, afin d’accéder à leur vie d’homme, il leur faut opérer un choix et découvrir qui ils sont. Bob (qui voulait être médecin, se retrouve styliste mais ne cesse de vouloir soigner ses proches) hésite entre donjuanisme et fidélité, Jean-Jacques entre poursuite de son mariage et divorce, Yvan entre vocation religieuse et paternité. Même Chernov, le directeur de thèse frappé d’amnésie régressive, se situe à un tournant, ses libertinages frisant le grotesque et son métier de professeur accentuant l’échec de ses prétentions d’écrivain. Une angoisse similaire les rassemble, celle d’un "trop tard" déjà passé ou encore à venir, qui les oblige à chercher ce que l’existence a d’essentiel. À lui seul, Paul cumule allègrement les questionnements, se pose en quelque sorte comme le double, le condensé de tous les autres qui représentent chacun une étape de son parcours (soumission conjugale, peur de vieillir, regard d’autrui, reconquête de l’ego…). À sa première apparition, il est endormi dans un fouillis de papiers, devant un mur couvert de plans et de flèches, et la proie d’un désordre mental fait de logiques contradictoires. Mais son état de fragilité et son désarroi amoureux suscite chez lui l’étincelle, le trait d’esprit. Et sa vraie force, son armure de Lancelot, son Excalibur résident dans le panache de son autodérision, dans la distance facétieuse qu’il maintient avec ses propres mots. Sylvia, avec laquelle il joua au mikado (nue comme une nymphe), lui révèle la clé de sa maïeutique. Elle lui fait comprendre que sa personnalité s’érige par strates successives, que tous les hommes et toutes les femmes de son passé ont concouru à son enrichissement. Je change donc je suis : l’essence de l’être ne réside pas dans sa définition mais dans son devenir. Il ne s’appréhende pas en soi mais dans la spirale infinie des rencontres et des ruptures, des débuts et des fins qui le construisent peu à peu, le font autre et lui permettent de s’extraire de sa chrysalide.


Quelle audace faut-il au cinéaste pour mêler ainsi les genres et les registres, pour associer systématiquement le dépressif et l’euphorique, le tragique et le loufoque, le charnel et le spirituel (voir le "cul sacré" de Marion Cotillard), pour oser s’engager à tout instant dans une direction nouvelle, multiplier les sautes d’humeur, faire éclore ici de brusques accès de fantastique, là quelques touches d’inquiétante étrangeté. Par sa drôlerie truculente, son humour ravageur sous le double patronage de Philip Roth et de Woody Allen, le film trouve une voie personnelle entre le marivaudage et l’analyse. Le comique y naît d’une inclination funambulesque pour le déséquilibre, d’un décalage entre le geste et la pensée, entre le langage et l’image. L’obstination d’un discours vient souvent y buter sur la sensualité d’une voix, d’une moue, d’un mouvement du corps. Au fond, il offre le sentiment ample et complexe du roman. On y pénètre comme dans une jungle touffue qui aspire et fascine, on s’y confronte à tout un système de réseaux, de rappels, d’échos et de renvois dont le sens se révèle par ramification. Cet univers est rendu incroyablement vivant à force de cisèlements percutants du texte, d’alchimies délicates entre modes argotique et soutenu, d’intuitions éblouissantes pour manier l’aphorisme et la punchline. Il est étonnant de voir qu’un milieu restreint (la tribu cérébrale de la rue d’Ulm) et des personnages communs (autant de petitesses qu’on pourrait ne pas pardonner) sont capables d’atteindre à un romanesque balzacien, de se confronter aux histoires de chaque spectateur et d’en supporter la concurrence. Sans doute parce que le point de vue de Paul n’est pas une valeur absolue : pendant une demi-heure au cours de laquelle le "je" prend la tangente, c’est ainsi Esther qui s’approprie le récit. Dans ce principe de présence/absence, l’instrument ayant commencé à jouer ne s’arrête plus, même si les autres semblent le couvrir. Il n’y a pas de seconds rôles, l’orchestre n’est constitué que de solistes plus brillants les uns que les autres. Cette structure ouverte permet l’épanouissement des communautés en même temps qu’elle autorise les confrontations les plus radicales, préserve les solitudes et les introspections, établit le quant-à-soi en droit individuel également partagé. Elle conduit à donner chair à des êtres de lumière, et à ce qu’en retour leur rayonnement pénètre notre intimité pour faire jaillir cette vérité fondamentale entre toutes : la certitude que l’on existe.


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Thaddeus
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le 5 nov. 2023

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