Peu de films à ma connaissance sont aussi controversés que Chute libre et c'est déjà une première indication positive. Je crois qu'il n'existe pas beaucoup d’œuvres sur lesquelles les avis divergent à ce point et les commentaires partent autant dans tous les sens. Je me souviens même d'un célèbre hebdomadaire télé qui avait encensé le film à sa sortie avant de complètement retourner sa veste quelques mois plus tard au moment de son passage à la télévision. Les films qui subissent ce type de traitement sont assez rares et 30 ans après sa sortie, force est de constater que Chute Libre reste plus brûlant et plus clivant que jamais. Ce qui est évidemment à mettre à son crédit.

Quand au personnage principal du film, cet homme ordinaire "chutant librement" en plein centre ville d'une grande métropole américaine, on a tout raconté sur lui aussi, sans d'avantage parvenir à le cerner et c'en est d'autant plus fascinant.

Commençons donc par lui puisque il est l incarnation même du film et sa raison d'être. J'ai souvent lu qu'il serait en "burn out", terme qui ne s'employait pas à l'époque et qui ne semble d'ailleurs pas vraiment pertinent, puisque il ne travaille pas et ne fait rien de ses journées depuis au moins quelques mois. On l'a décrit aussi comme un justicier, mais alors de quoi exactement, de quelle cause ? Peu crédible à fortiori quand il ne cesse de répéter qu'il veut "juste rentrer chez lui". On l'a également traité de psychopathe, mais absolument rien n'atteste finalement d"une quelconque maladie mentale chez lui.

On l'a enfin et c'est plus regrettable , souvent décrit comme une sorte de facho, voir un raciste. Ça ne tient pas non plus. Certes on le voit manifester un comportement hostile envers les étrangers, les pauvres et la fameuse "racaille" chère à certains politiques, mais il n'est pas mieux disposé à l'égard des riches golfeurs, des chirurgiens esthétiques ou même des braves employés-un peu psychorigides certes- d'un fast food. Enfin la scène la plus forte du film, celle avec le néo-nazi, ferme de toute façon définitivement la porte à cette hypothèse.

En vérité William Foster, puisque c'est son nom, est un monsieur tout le monde....qui ne ressemble à personne.

Le fait que le comportement du personnage soit invraisemblable, voir irréel (je n'ai jamais entendu parler d'aucun fait divers similaire dans la vraie vie) joue paradoxalement en la faveur du film. Ce dernier cesse alors d'être l’éternelle histoire d'un homme qui se bat, seul contre tous, pour une cause, une idéologie ou un message quelconque, pour prendre une dimension plus abstraite et diffuse. Notre héros n'est plus un homme au comportement cohérent (même extrême et clivant), mais une sorte de catalyseur ou d'éponge absorbante de ce que nous subissons tous en interfaçant avec le monde extérieur.

La clé du film c'est peut être de ne pas se focaliser sur le personnage principal, mais de le voir plutôt comme un produit de tout ce qui l'entoure. Une des premières choses qui frappe dans Chute libre c'est à quel point tous les personnages croisés, à l'exception notable du policier sympathique joué par Robert Duvall, sont désagréables. Quel que soit leur sexe, leur origine ethnique ou leur position sociale d'ailleurs. Tout au long du film, l'agressivité , l'impatience, la brutalité et la mesquinerie règnent en maître. On a vraiment l'impression d'une virée en enfer (ce que les premières minutes du film soulignent trés bien). A moins que ça ne soit le monde extérieur tel qu'il est perçu par son personnage.

Perception, voilà le mot est lâché et le film commence maintenant à nous montrer son vrai visage. Car rien ne va dans la vie pour ce pauvre William Foster, visiblement né sous une mauvaise étoile. Mais en réalité rien ne semble aller pour personne dans le film. C'est la merde pour tous, même pour les poissons empoisonnés aux hydrocarbures, comme le souligne trés justement le personnage incarné par Robert Duvall à la fin . Ce dernier ne s'en tire d'ailleurs objectivement pas beaucoup mieux, il est vieillissant, encore plus cabossé par la vie que le "héros" et de surcroît plutôt maltraité par sa femme ses collègues et sa hiérarchie. Pourtant il va devenir l’antithèse du héros, car il prend sur lui et se raccroche toujours à quelquechose. Ce quelque-chose fini par être William Foster, cet homme qui lui ressemble beaucoup finalement et c'est toute la tragédie du film. A son contact , il retrouve un sens à sa vie, alors que l'autre homme l'a perdu. C'est peut être ça le sujet du film: comment au sein de ce chaos, de ce "brouillard sanglant" pour citer Houellebecq, parvient-on à trouver du sens et à continuer d’avancer ?

J'entends assez souvent qu'il serait impossible de produire et réaliser un film comme Chute Libre aujourd'hui . C'est probablement vrai et je vois mal quel meilleur compliment on pourrait lui faire.

Si un chef d’œuvre c'est censé être un film beau, classieux et élégant, Chute Libre en est le double maléfique parfait. Cabossé, foutraque, désespéré, voir même pourri de l'intérieur, c'est pourtant un film qui perdure dans les esprits et qui semble même en voie acquérir un statut culte . Un film qui résiste au passage du temps et semble même plus actuel que jamais finalement. De là à parler d'avant garde il n'y a qu'un pas que je franchis pour ma part sans la moindre hésitation.

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Ismael24
10
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le 15 févr. 2024

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