Il faut que je vous parle de Chère Léa. Bon, il y aura sans doute des spoilers par-ci par-là, je ne saurais même pas ce qu'il faut griser ou non, donc je vous laisse ne pas lire si ça vous effraie.

Hier, jour de sortie, un flot humain se déversait à la fin d’une séance du nouveau Spiderman. Et moi je sortais de Chère Léa. Après avoir vu Jonas écrire, j'ai écrit à mon tour. Sans doute que ça ne me sort pas de partout comme ça le fait pour lui mais j’avais besoin de rendre hommage à cette séance. A cette forme d'audace de faire un film si « simple ». Car oui, je trouve que c'est un petit ovni dans le paysage. J’en entends déjà certains dire qu’il ne s’y passe rien. C'est ce qu'il y a de fascinant dans ce film, il parle de tout en parlant de peu. Mais surtout, il n’a pas l’air d’être ce qu’il est. Quelque part j'en attendais plus : plus drôle, plus romantique, plus sucré. Mais j'en attendais moins aussi : moins authentique, profond, moins vrai.

Un café, c'est un microcosme, comme une maison remplie de colocataires. Ici, on est vraiment face à un Paris de quartier, et c’est comme ça que j’aime cette ville. J'ai fréquenté un café pendant un certain temps. C'était bien moins chic, bien moins « parisien », bien moins sain aussi sans doute. Mais peut-être qu’au-delà de la vision très « Amélie Poulain » d’un Paris un peu fantasmé, ce que j'y cherchais c'était ça : un manifeste de l'humanité. Des bribes. Des failles. Des aperçus de vie, telles de petites bandes annonces fragmentées, écourtées ou prolongées. Un concentré d’une multitude de podcasts. Un peu comme la scène centrale d'Oslo 31 août. Je trouve que ça y fait écho, vraiment. Cette femme au téléphone à la gare, cette autre femme qui essaye de s’extirper d’un rendez-vous gênant. On ne saura jamais la fin de ces histoires, quelqu’un va se mettre à parler plus fort à côté et on n'entendra plus, ou alors la personne raccrochera, partira, et on changera de chaîne bien malgré soi.

On pourrait dire que certains traits sont un peu forcés, à l’image de la voisine et son fils. Ou de ce barman très paternaliste qui prête ses clés sans trop d’appréhension. Et puis au fond, pourquoi pas, c’est sans doute possible. Et puis surtout, au fond, peu importe. C'est de l'humanité pure : les gens, les croisements de vie d'une heure ou de plusieurs années. Les impossibilités et les impasses de certains chemin : un peu comme mes bien-aimés parapluies de Cherbourg, une sorte de fatalité. De voir les feuilles se gorger d'eau. De voir les mots pleurer. Ecrire, c’est un poids qu’on abandonne.

Et notre héros le fera d’ailleurs doublement, puisqu’il laissera tout s’envoler par la fenêtre. Moi qui conserve tout, j'étais presque prête à "accepter" qu’il le fasse. A trouver ça beau même. Aurais-je grandi ? Mais quand j'ai vu les photocopies, j'ai été tellement touchée de me dire que comme pour tout, il en restait quelque chose quelque part.

Qu’on ne peut pas tout laisser derrière soi. « La phrase qu'on n'a pas dite », ces mots qui ne seront jamais lus et ces pensées qui n'atteindront jamais leur destinataire. Ne reste qu'à laisser faire le destin. Jonas dit qu’au moins il aura tout fait. C'est toujours un peu ça l'enjeu, tout faire. Et c’est un peu ma vision de la vie je crois.

Je ne vais pas mentir, j’y suis un peu allée pour Grégory Montel. Ce qu'il y a de fascinant avec cet acteur c'est qu'on a l'impression de le connaître. Il est tout de suite incroyablement proche de nous. Par ses maladresses. Son regard. Et hier encore, quand ses yeux ont commencé à se remplir de larmes, ça m’a chamboulée comme si je voyais pleurer un ami. La discussion avec son ex-femme à la gare est l’illustration parfaite des êtres qui s’éloignent. Les gens qu'on connaissait, qu'on croit connaître encore mais qu'on ne connaît plus. Avec toutes ces petites habitudes qu’on doit brimer, tout ce qu’on n’a plus le droit de dire. Mais ce reste invincible de tendresse, ces fils invisibles qui relient un peu les êtres pour toujours. Et qu’il est beau ce coup de fil à son fils dans le taxi, qui lui, illustre la difficulté de communiquer et l’hébétement de voir des enfants devenir grands. Il a le cœur qui déborde mais les mots qui ne sortent pas, et il ravale ses larmes pour ne les sortir qu’après avoir raccroché.

Sposa non disprezzata. J’aime cet air d'amour et ce choix a forcément joué en la faveur du film. Et pourtant, ce n’est pas seulement sa présence qui a joué car il est surtout merveilleusement bien utilisé. Au début et à la fin : en voiture, effet miroir. J’ai de suite pensé à Un condamné à mort s'est échappé, où on entend le passage entier du Requiem seulement en conclusion. Il faut avoir cheminé pour avoir la suite, comme pour trouver les mots et pour qu'arrive l'espoir. Parce que c'est bien de ça qu'il est question. Le chemin vers soi prend du temps. Et il y a effectivement une forme d'aboutissement dans cette journée, d’évolution même. Il a changé, nous aussi. Quelque part cette journée condense un peu toutes les étapes d’un deuil, quel qu’il soit. Déni, folie, colère, réminiscences, douleurs de l’habitude, hébétude, impuissance, acceptation, éternel souvenir ...
Comme ces gens aperçus en terrasse, on ne saura jamais ce qui suivra pour les personnages. On ne sait d’ailleurs pas ce qui se cachait dans les lignes de la main de Jonas. Mais ce sont bien les mots « la mia speranza » qui accompagnent son dernier regard.

Ce film, c’est tellement de choses. Il y a l'absence. Le manque. Les mots comme échappatoire. L'observation désespérée. La tristesse qui rend fou. De l’extérieur, on peut trouver ça un peu ridicule, et puis quand on l’a vécu on compatit. Il y a tellement de justesse dans ses réactions, dans le fait qu’il repousse ses échéances, qu’il hésite et qu’il procrastine un peu, que ses priorités basculent. On peut presque voir le cheminement de sa pensée. Il lui faut du papier, il lui faut du beau papier, ah mince et puis une enveloppe aussi. Rien de logique, que du spontané. Il voit, il ne voit plus, il bouge. Il s’énerve et dit qu’il ne veut plus jamais la voir, il fait demi-tour, il l’embrasse. Cet acteur a aussi une certaine "transparence d’émotions" qui rend le tout si juste, si touchant. Un peu à l’image de cette longue tirade où il vide son sac avant de s’apercevoir qu’il est allé trop loin. Ces « gentils » qui déversent leur trop plein avec une sorte de fierté d’enfin ne pas se laisser marcher dessus. Les comportements sont vraiment réalistes, tout du long, comme elle qui vient à l’hôpital dans un élan qu’elle n’a pas vraiment contrôlé, et qui ensuite sent qu'elle doit partir, sans vraiment le vouloir, juste parce que sinon elle n'en sera plus capable.

J'aurais peut-être voulu ce film autrement. Et pourtant c'est à mon coeur qu'il a parlé. J'ai été émue. J'ai rencontré des gens. Je me suis même un peu vue moi-même. Parfois, quand on a l’impression d’être un peu à côté du monde, on voit un film comme ça et on se dit qu’on n’est sans doute pas si seul. Je pense qu'il y a dans ce film quelques morceaux de mon ADN.
Chère Léa ne dure qu’une journée, en réalité il ne dure même qu’1h30. Mais au cinéma, ces moments-là sont ceux que je chéris le plus : ceux où on a l’impression de vivre.

Nb : Ah oui par contre, son lied au début il n'est ni fait ni à faire... le concert promet^^ OMG cet allemand franchouillard...

Nb2 : Ce qui est incroyable, c'est qu'un mois plus tard, alors que je sors d'un immeuble où je me rends presque chaque semaine, je tourne au bout de la rue et... je tombe sur le café. Ce café. J'ai bien sûr été aidée par l'affiche dressée en plein milieu. Hâte de revoir le film pour reconnaître ces immeubles que j'aurais du reconnaître...

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le 10 août 2023

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emmanazoe

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